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I. Antoine eut pour aпeul le cйlиbre orateur Antonius, que Marius fit mourir pour avoir embrassй le parti de Sylla. Son pиre Antonius, surnommй le Crйtique, n'avait pas eu dans le gouvernement une rйputation йclatante ; mais c'йtait l'homme - le plus juste, le plus honnкte, et mкme le plus libйral. Le trait suivant en est la preuve. Comme sa fortune йtait mйdiocre, sa femme l'empкchait de suivre son penchant а faire du bien. Un de ses amis vint un jour lui demander de l'argent а emprunter; Antonius, qui n'en avait pas alors, ordonnй а un de ses esclaves de mettre de l'eau dans un bassin d'argent, et de le lui apporter. Antonius le prend, comme pour se raser; et, aprиs s'кtre mouillй la barbe, il renvoie l'esclave sous quelque prйtexte, donne le bassin а son ami, et lui dit d'en faire l'usage qu'il voudrait. Cependant les esclaves cherchиrent le bassin dans toute la maison; et Antonins, voyant sa femme trиs en colиre, et prкte а faire appliquer tous ses esclaves а la torture, lui avoua ce qu'il avait fait, et la pria de lui pardonner. Cette femme йtait Julie, de la maison des Cйsars, qui ne le cйdait а aucune Romaine de son temps en sagesse et en vertu. Antoine, aprиs la mort de son pиre, fut йlevй par Julie sa mиre, qui s'йtait remariйe а ce Cornйlius Lentulus que Cicйron fit mourir comme complice de Catilina. Ce fut, dit-on, le prйtexte et la source de la haine implacable d'Antoine contre Cicйron, а qui mкme il reprochait de n'avoir voulu leur rendre le corps de Lentulus, pour lui donner la sйpulture, qu'aprиs que Julie sa veuve eut йtй se jeter aux pieds de la femme de Cicйron pour solliciter cette grвce. mais ce reproche йtait d'une faussetй manifeste; car de tous ceux que Cicйron fit exйcuter, aucun ne fut privй des honneurs de la sйpulture.

II. Antoine, recherchй dиs sa premiиre jeunesse par Curion, а cause de sa grande beautй, trouva la sociйtй la plus funeste dans l'amitiй de cet homme, qui, s'abandonnant lui-mкme а toutes sortes de voluptйs, et voulant tenir Antoine sous sa dйpendance, le plongea dans la dйbauche des femmes et du vin, et lui fit contracter, par des dйpenses aussi folles que honteuses, des dettes beaucoup plus fortes que son вge ne le comportait; car il devait deux cent cinquante talents', dont Curion s'йtait rendu caution. Le pиre de Curion, ayant appris cet engagement, chassa de sa maison Antoine, qui ne tarda pas а se lier avec Clodius, le plus audacieux et le plus scйlйrat des dйmagogues de son temps, et dont les fureurs portaient le trouble dans toute la rйpublique. mais bientфt las de ses folies, et craignant d'ailleurs le parti qui se formait contre Clodius, Antoine quitta l'Italie et s'embarqua pour la Grиce, oщ il sйjourna quelque temps pour s'y former aux exercices militaires et а l'йloquence. Il se proposa surtout d'imiter ce style asiatique, alors fort recherchй, qui avait beaucoup d'analogie avec sa vie fastueuse, pleine d'ostentation, et sujette а toutes les inйgalitйs que l'ambition entraоne aprиs elle (2).

III. Gabinius, homme consulaire, faisant voile pour la Syrie, passa par la Grиce, et lui proposa de l'accompagner а cette expйdition. Antoine lui ayant rйpondu qu'il n'irait pas а l'armйe comme simple particulier, Gabinius le nomma commandant de sa cavalerie, et l'emmena avec lui. Envoyй d'abord contre Aristobule, qui avait fait rйvolter les Juifs, Antoine monta le premier sur la muraille d'une des places les plus fortes qu'il as, siйgeait, chassa Aristobule de toutes ses forteresses; et lui ayant livrй bataille, malgrй l'infйrioritй de ses troupes, il le dйfit, tailla en piиces presque toute son armйe, et le fit prisonnier avec son fils. Dans ce mкme temps, Ptolйmйe, йtant allй trouver Gabinius, lui offrit dix mille talents pour l'engager а entrer avec lui en Йgypte а la tкte de son armйe, et а le rйtablir dans ses Йtats. La plupart des officiers de Gabinius voulaient qu'il le refusвt; et Gabinius lui-mкme, quoique presque asservi par ces dix mille talents, balanзait а entreprendre cette expйdition. Mais Antoine, qui cherchait de grandes occasions de se signaler, et qui voulait d'ailleurs obliger le roi d'Йgypte, dont les sollicitations l'avaient intйressй en sa faveur, dйtermina Gabinius а cette entreprise. On craignait moins la guerre en elle-mкme que le chemin qu'il fallait suivre pour aller а Pйluse, а travers des sables profonds et arides, le long de l'embouchure par laquelle le marais Serbonide se dйcharge dans la mer. Les Йgyptiens l'appellent le soupirail de Typhon; niais il paraоt кtre plutфt un йcoulement de la mer Rouge, qui, aprиs avoir traversй sous terre la partie la plus йtroite de l'isthme, qui la sйpare de la mer intйrieure, forme le regorgement qui produit ce lac.

IV. Antoine, а qui Gabinius avait fait prendre les devants avec sa cavalerie, aprиs s'кtre saisi des passages, se rendit maоtre de Pйluse, ville considйrable, dont il fit la garnison prisonniиre, assura le chemin au reste de l'armйe, et donna au gйnйral la plus ferme espйrance de la victoire. Le dйsir qu'il avait d'acquйrir de la rйputation fut utile aux ennemis eux-mкmes. Ptolйmйe, en entrant dans Pйluse, voulait, aveuglй par la haine et la colиre, en massacrer tous les habitants; Antoine s'y opposa, et arrкta les effets de sa vengeance. Dans les batailles importantes et dans les combats frйquents qui eurent lieu pendant cette expйdition, il donna des preuves d'un courage extraordinaire, et de la sage prйvoyance qui convient а un gйnйral. Il la montra surtout avec йclat, lorsqu'il sut si bien envelopper et charger les ennemis par derriиre, qu'il rendit la victoire facile а ceux qui les attaquaient de front; et ce succиs lui mйrita les honneurs et les rйcompenses qu'on dйcernait а la valeur. Les Йgyptiens lui surent grй de l'humanitй dont il usa envers Archйlaьs, qui avait йtй son ami et son hфte. obligй nйcessairement de le combattre, il trouva son corps sur le champ de bataille, et lui fit des obsиques magnifiques. Par cette conduite il laissa de lui l'opinion la plus favorable dans Alexandrie, et s'acquit, auprиs des Romains qui servaient avec lui, la rйputation la plus brillante.

V. La dignitй et la noblesse de sa figure annonзaient un homme d'une grande naissance; sa barbe йpaisse, son front large, son nez aquilin, et un air mвle rйpandu sur toute sa personne, lui donnaient beaucoup de ressemblance avec les statues et les portraits d'Hercule. Aussi йtait-ce une tradition ancienne, que les Antoniens йtaient une famille d'Hйraclides, descendus d'Antйon, fils d'Hercule. Il semblait justifier cette opinion d'abord par sa figure, comme je viens de le dire; ensuite par sa maniиre de s'habiller. car toutes les fois qu'il devait paraоtre en public, il serrait sa tunique fort bas avec sa ceinture; une large йpйe pendait а son cфtй, et il avait par-dessus une cape d'une йtoffe grossiиre. Mais les honnкtes gens ne pouvaient lui passer l'habitude de se vanter а tout propos, de dire des railleries, de boire en public, et de s'asseoir avec les soldats qu'il trouvait а table. Il est vrai que ces maniиres familiиres lui attiraient une affection et un intйrкt singuliers de la part des soldats. Il avait aussi de la grвce et de la gaietй dans ses amours ; il se fit beaucoup de partisans, en servant les passions des autres, en souffrant volontiers les plaisanteries qu'on lui faisait sur ses attachements. Ses libйralitйs, ses largesses sans bornes aux soldats et а ses amis, lui ouvrirent une route brillante aux plus grands honneurs, et accrurent de plus en plus une puissance, qu'il dйtruisait d'ailleurs а mesure par des fautes sans nombre. Je rapporterai ici un exemple de sa prodigalitй. Il avait ordonnй qu'on donnвt а un de ses amis deux cent cinquante mille drachmes, somme que les Romains expriment par un million de sesterces. Son intendant, surpris d'un don si considйrable, et voulant qu'il put en juger lui-mкme, йtala tout cet argent sur son passage. Antoine ayant demandй ce que c'йtait. « C'est, lui rйpondit l'intendant, l'argent que vous m'avez commandй de donner. — Je croyais, lui dit Antoine, qui s'aperзut de sa malice, qu'un million de sesterces faisait une bien plus grande somme; c'est si peu de chose, que vous en ajouterez encore autant. » Mais cela n'eut lieu que longtemps aprиs.

VI. Rome s'йtait divisйe en deux factions. celle des nobles, qui avaient а leur tкte Pompйe, alors prйsent а Rome; et celle du peuple, qui rappelait Cйsar de la Gaule, oщ il faisait la guerre. Curion, l'ami d'Antoine, ayant quittй le parti du sйnat pour s'attacher а celui de Cйsar, le fit embrasser а Antoine. Comme son йloquence lui donnait un grand pouvoir sur la multitude, et que d'ailleurs il rйpandait avec profusion l'argent que Cйsar lui faisait passer, Antoine fut, par son crйdit, nommй tribun du peuple, et bientфt aprиs associй au collиge des prкtres qui prйsagent l'avenir par le vol des oiseaux, et que les Romains nomment augures. Antoine, а peine entrй en charge, servit puissamment les vues politiques de Cйsar. Il s'opposa d'abord au consul Marcellus, qui assignait а Pompйe les troupes qui йtaient dйjа sur pied, et l'autorisait а faire ne nouvelles levйes. Antoine, au contraire, fit dйcrйter que l'armйe qui йtait dйjа rassemblйe marcherait en Syrie, pour renforcer celle de Bibulus qui faisait la guerre aux Parthes, et que personne ne pourrait s'enrфler sous Pompйe. En second lieu, le sйnat ayant refusй de recevoir les lettres de Cйsar, et de les lire dans l'assemblйe, Antoine, en vertu du pouvoir que lui donnait le tribunat, les lut publiquement, et fit par lа changer de sentiment а plusieurs sйnateurs, qui virent, dans ces lettres, que Cйsar ne demandait rien que de juste et de raisonnable. Enfin, toute l'affaire ayant йtй rйduite а cette double question. « Pompйe congйdiera-t-il les lйgions qu'il commande? Cйsar licenciera-t-il celles qui sont sous ses ordres? » et trиs peu de sйnateurs ayant opinй que Pompйe quittвt le commandement, tandis que tous les autres йtaient d'avis que Cйsar s'en dйpouillвt, Antoine s'йtant levй demanda si l'on ne trouverait pas plus convenable que Cйsar et Pompйe posassent tous deux les armes, et se dйmissent ensemble du commandement.

VII. Cet avis fut gйnйralement adoptй; et tous les sйnateurs, ayant а l'envi comblй Antoine de louanges, demandиrent qu'on en dressвt le dйcret. Mais les consuls s'y йtant opposйs, et les amis de Cйsar ayant fait en son nom de nouvelles propositions qui parurent raisonnables, elles furent cornbattues avec force par Caton, et le consul Lentulus chassa du sйnat Antoine, qui, en sortant, chargea les sйnateurs d'imprйcations, et, aprиs s'кtre dйguisй en esclave, prit, avec Quintus Cassius, une voiture de louage, et se rendit au camp de Cйsar, Ils parurent а peine а la vue des soldats, qu'ils s'йcriиrent qu'il n'y avait plus aucun ordre dans Rome; que les tribuns eux-mкmes n'y avaient pas la libertй de parler, qu'ils йtaient chassйs du sйnat, et que tout homme qui osait se dйclarer pour la justice courait le plus grand danger. A l'instant Cйsar se met en marche avec son armйe, et entre en Italie; ce qui a fait dire а Cicйron, dans ses Philippiques, que comme Hйlиne avait йtй la cause de la guerre de Troie, de mкme Antoine avait allumй le feu de la guerre civile. mais c'est une faussetй manifeste. Cйsar n'йtait pas si emportй, et ne se laissait pas entraоner si facilement par la colиre hors de ses mesures, qu'il se fыt dйterminй sur-le-champ, s'il n'en avait eu dйjа le dessein, а porter la guerre au sein de sa patrie, parce qu'il voyait arriver Antoine et Cassius avec de mйchants habits et dans une voiture de louage. Il en cherchait depuis longtemps le prйtexte; et il crut l'avoir trouvй dans le rapport qu'ils lui firent. Il entreprit une guerre gйnйrale par le mкme motif qui avait autrefois fait prendre les armes а Alexandre, et plus anciennement а Cyrus; par ce dйsir insatiable de commander, par cette incurable cupiditй d'кtre le premier et le plus grand des hommes; et Cйsar ne pouvait y parvenir que par la ruine de Pompйe.

VIII. Cйsar s'йtant, а son arrivйe, rendu maоtre de Rome, et ayant chassй Pompйe de l'Italie, rйsolut de marcher d'abord en Espagne contre les troupes qui tenaient pour le parti contraire; et ensuite d'йquiper une flotte pour aller а la poursuite de Pompйe. Il remit donc entre les mains de Lйpidus le gouvernement de la ville, et commit Antoine, alors tribun du peuple, а la garde de l'Italie, avec le commandement des troupes. Antoine se fit aimer des soldats, en s'exerзant et en mangeant le plus souvent avec eux, en leur faisant toutes les largesses que lui permettait sa fortune; mais il se rendit insupportable а tous ses autres concitoyens, parce que sa paresse lui faisait voir avec indiffйrence les injustices qu'ils йprouvaient, qu'il s'emportait mкme contre ceux qui venaient s'en plaindre, et qu'il ne respectait pas les femmes de condition libre. Aussi fut-il cause que la domination de Cйsar, qui en soi n'йtait rien moins qu'une tyrannie, devint odieuse par la faute de ses amis; et Antoine, dont les dйsordres paraissaient d'autant plus grands qu'il avait plus de puissance, йtait celui qu'on blвmait davantage. Cependant Cйsar, а son retour d'Espagne, ne tint aucun compte des plaintes qu'on fit de lui. connaissant son activitй, son courage, et sa capacitй pour le commandement des armйes, il s'en servit dans ses guerres; et Antoine ne dйmentit pas la bonne opinion que Cйsar avait conзue de lui.

IX. Cйsar йtant parti de Brufiduse avec trиs peu de troupes, et ayant traversй la mer Ionienne, renvoya ses vaisseaux а Antoine et а Gabinius, avec ordre d'embarquer tout ce qu'ils avaient de soldats, et de passer sur-le-champ en Macйdoine. Gabinius, а qui l'hiver faisait craindre une navigation dangereuse, ayant fait prendre un long dйtour par terre а son armйe, Antoine, qui ne vit que le pйril de Cйsar au milieu de tant d'ennemis dont il йtait environnй, risqua le passage; il attaqua Libon qui йtait а l'ancre devant le port, et, entourant les galиres ennemies d'un trиs grand nombre de petits bвtiments, il le forзa de s'йloigner. Il fit alors embarquer vingt mille hommes de pied avec huit cents chevaux, et mit а la voile. Les ennemis ne l'eurent pas plutфt aperзu qu'ils se mirent а sa poursuite; mais un vent impйtueux du midi ayant poussй les vagues contre leurs vaisseaux, ils ne purent le joindre, et il йchappa а ce danger. Il est vrai que ce mкme vent le portait, avec sa flotte, contre des rochers escarpйs et sur des bas-fonds, d'oщ il ne voyait aucun espoir de se sauver; lorsque tout а coup il s'йleva du fond du golfe un vent d'Afrique qui, repoussant les flots vers la haute mer, йloigna sa flotte du rivage, oщ elle allait se briser. Ayant donc continuй sa route avec assurance, il vit toute la cфte couverte des dйbris des galиres ennemies qui l'avaient poursuivi, et que le vent avait jetйes contre le rivage, oщ la plupart avaient йtй fracassйes. Antoine fit un grand nombre de prisonniers, s'empara de sommes considйrables, et s'йtant rendu maоtre de la ville de Lissus, il releva beaucoup l'audace de Cйsar, en lui amenant si а propos des renforts considйrables.

X. Dans les divers combats qui suivirent, Antoine se distingua plus qu'aucun autre officier. En deux occasions oщ les troupes de Cйsar йtaient en pleine dйroute, il les rallia seul, les ramena contre les ennemis qui les poursuivaient; et les ayant forcйes de combattre, il remporta une double victoire. Aussi, aprиs Cйsar, il avait dans le camp la plus grande rйputation; et Cйsar lui-mкme fit connaоtre la haute opinion qu'il avait d'Antoine, lorsqu'а la bataille de Pharsale, qui devait dйcider de tout pour lui, en se rйservant le commandement de l'aile droite, il le mit а la tкte de l'aile gauche, comme le meilleur officier qu'il eыt sous ses ordres. Lorsque Cйsar, aprиs sa victoire, eut йtй proclamй dictateur, et qu'il se mit а la poursuite de Pompйe, il envoya Antoine а Rome avec le titre de gйnйral de la cavaleriez. c'йtait la seconde charge de la rйpublique, quand le dictateur йtait prйsent, et la premiиre ou presque la seule en son absence; car, а l'exception du tribunat, la nomination d'un dictateur suspend toutes les autres magistratures. Cependant Dolabella, alors tribun du peuple, jeune et avide de nouveautйs, proposait une abolition de dettes ; et voyant qu'Antoine, dont il йtait l'ami, cherchait en tout а plaire au peuple, il voulut lui persuader de s'unir а lui pour faire passer la loi. Asinius et Trйbellius s'efforзaient de l'en dйtourner, lorsque tout а coup, on ne sait trop pourquoi, Antoine eut un violent soupзon que Dolabella l'avait dйshonorй dans la personne de sa femme, qui, fille de Caпus Antonius, collиgue de Cicйron dans le consulat, йtait aussi sa cousine germaine. Antoine, ne pouvant supporter cet affront, rйpudia sa femme; et, s'unissant avec Asinius, il fit une guerre ouverte а Dolabella, qui, rйsolu de faire passer la loi de force, s'йtait emparй de la place publique. Antoine, d'aprиs le dйcret du sйnat qui ordonnait qu'on prendrait les armes contre lui, alla l'attaquer sur la place; il lui tua beaucoup de monde, et perdit lui mкme quelques-uns des siens.

XI. Cette action le rendit odieux а la multitude ; et le reste de sa conduite le fit mйpriser et haпr des gens sages et honnкtes, qui dйtestaient ses dйbauches de table а des heures indues, ses dйpenses excessives, ses dissolutions dans les lieux les plus infвmes, son sommeil en plein jour, ses promenades dans un йtat d'ivresse, ses repas continuйs bien avant dans la nuit, ses comйdies et ses festins pour cйlйbrer les noces de farceurs et de bouffons. On dit qu'а la noce du mime Hippias il passa la nuit а boire, et que le lendemain, ayant convoquй l'assemblйe du peuple, il s'y rendit si gorgй de viandes et de vin, qu'il vomit publiquement, et qu'un de ses amis tendit sa robe devant lui. Un autre mime, nommй Sergius, avait sur lui le plus grand crйdit; et la courtisane Cythйris, sortie de la mкme йcole, lui avait inspirй la plus violente passion. Quand il parcourait les villes, il la menait avec lui dans une litiиre, qui avait un cortйge aussi nombreux que celle de sa mиre. On ne pouvait voir sans indignation la quantitй de vaisselle d'or et d'argent qu'il faisait porter dans ses voyages, qui ressemblaient а des pompes triomphales; les haltes qu'il faisait dans les chemins, et dans lesquelles on tendait ses pavillons sur les bords des riviиres ou dans des bois йpais; les dоners somptueux qu'on y servait; ses chars attelйs de lions; le choix qu'on faisait, dans les villes oщ il sйjournait, des maisons habitйes par les hommes les plus honnкtes, par les femmes les plus respectables, pour y loger des courtisanes et des mйnйtriиres. On йtait surtout rйvoltй que lorsque Cйsar passait les nuits dans un camp, hors de l'Italie, pour йteindre, au milieu de tant de peines et de dangers, les restes d'une guerre si importante, d'autres, abusant de son autoritй, insultassent а leurs concitoyens par le luxe le plus insolent.

XII. Il paraоt que tous ces excиs augmentиrent la rйvolte contre Cйsar, et donnиrent lieu aux soldats de se porter а toutes sortes d'injustices et de violences. Aussi, lorsque Cйsar revint en Italie, il fit grвce а Dolabella; et ayant йtй nommй consul pour la troisiиme fois, il prit pour collиgue Lepidus, et non pas Antoine. La maison de Pompйe ayant йtй vendue а l'enchиre Antoine l'acheta; et quand on lui en demanda le payement, il en fut si indignй, que cela seul, comme il le dit lui-mкme, l'empкcha d'accompagner Cйsar а son expйdition d'Afrique, parce qu'il n'avait pas йtй, disait-il, assez rйcompensй des premiers services qu'il lui avait rendus. II paraоt cependant que Cйsar, en ne lui dissimulant pas combien il йtait offensй de ses dйbauches et de son intempйrance, le dйtermina, par ses remontrances, а les modйrer. En effet, Antoine, renonзant а une vie si licencieuse, songea а se marier, et 'йpousa Fulvie, veuve de Clodius, ce fameux dйmagogue; femme peu faite pour les travaux et les soins domestiques, qui n'eыt pas mкme йtй flattйe de maоtriser son mari, s'il n'eыt йtй qu'un simple particulier. son ambition йtait de dominer un homme qui commandвt aux autres, et de donner des ordres а un gйnйral d'armйe. Ainsi c'est а Fulvie que Clйopвtre eыt dы payer le prix des leзons de docilitй qu'elle avait donnйes а son mari, et qui le livrиrent а cette reine si souple et si soumis aux volontйs des femmes. Cependant il cherchait quelquefois а йgayer par des jeux dignes d'un jeune mari le caractиre sйrieux de Fulvie. Par exemple, lorsque Cйsar revint а Rome aprиs sa victoire d'Espagne, et qu'on sortit en foule au-devant de lui, Antoine y alla comme les autres; mais ensuite, le bruit s'йtant subitement rйpandu dans l'Italie que Cйsar йtait mort et que les ennemis arrivaient, il revint sur-le-champ а Rome. Il avait pris un habit d'esclave; et йtant venu la nuit а sa maison, il dit qu'il apportait а Fulvie une lettre d'Antoine. Il fut introduit chez sa femme la tкte couverte; Fulvie, qui йtait dans la plus vive inquiйtude, lui demanda, avant de prendre la lettre, si Antoine se portait bien. il lui remit la lettre sans rien rйpondre; et lorsqu'elle l'eut dйcachetйe et qu'elle commenзait а la lire, il se jeta а son cou et l'embrassa. Je pourrais citer plusieurs autres traits semblables; mais celui-lа suffit pour faire connaоtre Antoine.

XIII. Quand Cйsar revint d'Espagne, tout ce qu'il y avait de gens considйrables dans Rome allиrent, comme je l'ai dit, au-devant de lui, а plusieurs journйes de chemin. Il donna dans cette occasion, а Antoine, la plus grande preuve de considйration. il traversa l'Italie, l'ayant а ses cфtйs dans son char, et derriиre lui Brutus Albinus, avec le fils de sa niиce, le jeune Octave, qui prit ensuite le nom de Cйsar, et rйgna si longtemps sur les Romains. Cйsar, nommй consul pour la cinquiиme fois, se donna Antoine pour collиgue. Bientфt voulant se dйmettre du consulat et le rйsigner а Dolabella, il en fit l'ouverture au sйnat ; mais Antoine s'y opposa avec tant d'aigreur, il dit tant d'injures а Dolabella et en reзut tant de lui, que Cйsar, honteux d'une scиne si scandaleuse, renonзa pour le moment а ce projet. Il ne tarda pas cependant а y revenir, et а vouloir dйclarer Dolabella consul ; mais Antoine s'йtant rйcriй que les augures y йtaient contraires, Cйsar finit par cйder, et abandonna Dolabella, qui en fut trиs piquй. Ce n'est pas qu'il n'eыt pour Dolabella autant de mйpris que pour Antoine; car on assure que quelqu'un les lui ayant dйnoncйs tous deux comme suspects. « Ce ne sont pas, rйpondit-il, ces gens si gras et si bien frisйs que je redoute, mais ces hommes maigres et pвles; » dйsignant par lа Brutus et Cassius, qui furent les chefs de la conjuration qui le fit pйrir. il est vrai qu'Antoine leur en donna, sans le vouloir, le prйtexte le plus spйcieux.

XIV. Le jour que les Romains cйlйbraient la fкte des Lupercales, Cйsar, vкtu de la robe de triomphateur, et assis, dans la place, sur la tribune, regardait courir les luperques. Ce sont les jeunes gens des premiиres familles et les magistrats eux-mкmes qui courent а cette fкte, tout couverts d'huile, ayant а la main des laniиres de cuir blanches, dont il frappent, en s'amusant, ceux qu'ils rencontrent. Antoine йtait un des coureurs; et, au mйpris des anciens usages, prenant une couronne de laurier qu'il avait entourйe d'un diadиme, il s'approcha de la tribune, se fit soulever par ses compagnons, et mit la couronne sur la tкte de Cйsar, le dйsignant ainsi comme le seul digne de rйgner. Cйsar ayant dйtournй la tкte et refusй la couronne, le peuple battit des mains pour tйmoigner sa satisfaction. Antoine ayant insistй, Cйsar le repoussa de nouveau. Cette espиce de combat dura quelque temps; et lorsque Antoine paraissait l'emporter, il n'йtait applaudi que par un petit nombre de ses amis; quand Cйsar refusait la couronne, tout le peuple applaudissait en poussant de grands cris. contradiction йtonnante, qu'un peuple qui souffrait qu'on exerзвt sur lui toute la puissance royale eыt une telle horreur du titre de roi, et le regardвt comme la ruine de la libertй. Cйsar, tout troublй, se leva de son siйge; et retirant le pan de sa robe qui couvrait son cou, il s'йcria qu'il le prйsentait au premier qui voudrait l'йgorger. Quelques tribuns du peuple ayant dйchirй la couronne qu'on avait posйe sur une des statues du dictateur, le peuple les suivit avec de vifs applaudissements et les combla de bйnйdictions: mais Cйsar les destitua de leur charge.

XV. Tous ces йvйnements fortifiиrent Brutus et Cassius dans le projet de leur conjuration. Ils s'associиrent d'abord ceux de leurs amis dont ils йtaient le plus sыrs, et dйlibйrиrent s'ils y feraient entrer Antoine; la plupart en йtaient d'avis; mais Trйbonius s'y opposa, et leur dit que lorsqu'on йtait allй au-devant de Cйsar, а son retour d'Espagne, il avait toujours voyagй et logй mкme avec Antoine; qu'il lui avait fait une lйgиre ouverture sur la conspiration, avec toute la prйcaution nйcessaire; qu'Antoine, qui l'avait trиs bien compris, n'avait point accueilli sa proposition, mais qu'il n'en avait rien dйcouvert а Cйsar et avait gardй fidиlement le secret. Ils dйlibйrиrent alors si, aprиs avoir tuй Cйsar, il ne se dйferaient pas aussi d'Antoine; mais Brutus l'empкcha, en leur disant qu'une entreprise si hardie, dont le but йtait le maintien de la justice et des lois; ne devait кtre souillйe par aucune injustice. Cependant, comme ils craignaient la force extraordinaire d'Antoine et la grande autoritй de sa charge, ils attachиrent а sa personne quelques-uns des conjurйs, qui devaient, aprиs que Cйsar serait entrй dans le sйnat et qu'on serait au moment de l'exйcution, le retenir au dehors, sous prйtexte de lui parler de quelque affaire importante. La chose s'йtant exйcutйe comme ils en йtaient convenus, et Cйsar ayant йtй mis а mort en plein sйnat, Antoine, effrayй d'abord, prit un habit d'esclave et se cacha. mais quand il vit que les conjurйs n'attentaient а la vie de personne, et qu'ils s'йtaient rйunis dans le Capitole, il leur persuada d'eu descendre, aprиs leur avoir donnй son fils pour otage; et le soir mкme Cassius soupa chez lui, et Brutus chez Lйpidus.

XVI. Le lendemain, Antoine ayant assemblй le sйnat, proposa une amnistie gйnйrale. et demanda qu'on assignвt des provinces а Brutus et а Cassius. Le sйnat donna force de loi а ces propositions, et dйcrйta aussi que tous les actes de la dictature de Cйsar seraient maintenus. Antoine sortit du sйnat couvert de gloire. on ne doutait pas qu'il n'eыt prйvenu la guerre civile, et maniй avec la prudence d'un politique consommй des affaires difficiles, et qui pouvaient entraоner les plus grands troubles. Mais, trop flattй de la haute opinion que le peuple avait conзue de lui, il abandonna des mesures si sages, persuadй que la premiиre place lui serait bien plus assurйe dans Rome, s'il parvenait а dйtruire l'autoritй de Brutus. Lorsqu'on porta le corps de Cйsar sur le bыcher, Antoine, suivant l'usage, prononзa son oraison funиbre, et voyant le peuple singuliиrement йmu et attendri par ce discours, il mкla tout а coup а l'йloge de. Cйsar ce qu'il crut de plus propre а exciter la pitiй, а enflammer l'вme de ses auditeurs. En finissant, il dйploya la robe de Cйsar, ensanglantйe et percйe de coups, et traitant de scйlйrats et de parricides les auteurs de ce meurtre, il йchauffa tellement l'esprit du peuple, que faisant, а l'heure mкme, un bыcher des bancs et des tables qu'ils trouvиrent sur la place, ils y brыlиrent le corps de Cйsar; prenant ensuite du bыcher des tisons enflammйs, ils coururent aux maisons des meurtriers, pour y mettre le feu et les attaquer eux-mкmes.

XVII. Cette violence ayant obligй Brutus et les autres conjurйs а sortir de Rome, les amis de Cйsar s'unirent avec Antoine; et Calpurnia sa veuve, lui confiant tout l'argent qu'elle avait, fit porter et mettre en dйpфt chez lui une somme de quatre mille talents'. Il reзut aussi d'elle tous les papiers et tous les mйmoires dans lesquels Cйsar avait йcrit tout ce qu'il avait fait dans le gouvernement, et ce qu'il se proposait de faire dans la suite. Antoine insйra dans ses registres tout ce qu'il voulut; il nomma des magistrats et des sйnateurs, il rappela des bannis, mit en libertй des prisonniers, et donna toutes ces mesures pour des rйsolutions prises par Cйsar. Ces personnes ainsi rйtablies furent appelйes, par plaisanterie, des charonites, parce que sommйs de produire leurs titres, ils les allaient chercher dans les registres d'un mort. Antoine disposa de tout avec l'autoritй la plus absolue. йtant lui-mкme consul, il eut ses deux frиres, Caпus pour prйteur, et Lucius pour tribun du peuple. Tel йtait l'йtat des affaires, lorsque le jeune Cйsar vint а Rome; il йtait, comme je l'ai dйjа dit, fils de la niиce de Cйsar3, et son oncle l'avait dйclarй, par son testament, hйritier de tous ses biens. Il йtait а Apollonie, quand Cйsar fut tuй. En arrivant, il alla saluer Antoine, comme l'ami de son pиre adoptif; et, dans la conversation, il lui rappela le dйpфt que Calpurnia lui avait confiй. car il devait payer а chaque citoyen romain soixante-quinze drachmes ', que Cйsar leur avait laissйes par testament. Antoine, mйprisant sa jeunesse, lui rйpondit que ce serait а lui une folie, avec le peu de capacitй et le petit nombre d'amis qu'il avait, de se charger d'un fardeau bien au-dessus de ses forces, en acceptant la succession de Cйsar. Le jeune Octave ne se payant pas de ces raisons, et persistant а lui redemander l'argent dont il йtait dйpositaire, Antoine, dиs ce moment, ne cessa de dire et de faire contre lui tout ce qu'il crut capable de le mortifier; il le traversa dans la demande du tribunat; et quand Octave voulut faire placer dans le thйвtre le siйge dorй que le sйnat avait accordй а son oncle, Antoine le menaзa de le faire traоner en prison, s'il continuait а soulever le peuple. Mais lorsque le jeune Cйsar se fut entiиrement abandonnй а Cicйron et aux autres ennemis d'Antoine, qui lui conciliиrent la faveur du sйnat; que de son cфtй il eut gagnй les bonnes grвces du peuple, et rassemblй les soldats vйtйrans qui йtaient dispersйs dans les colonies; Antoine, commenзant а le craindre, eut avec lui une entrevue dans le Capitole, et leurs amis mйnagиrent un accommodement.

XVIII. La nuit suivante, Antoine eut un songe assez йtrange. il lui sembla que la foudre йtait tombйe sur lui, et l'avait blessй а la main droite. et, peu de jours aprиs, on vint lui dire que le jeune Octave lui tendait des embыches. Celui-ci s'en dйfendait; mais il n'йtait cru de personne. Ces rapports ranimиrent leur haine; ils coururent tous deux l'Italie, pour solliciter, par de grandes rйcompenses, les vйtйrans йtablis dans les colonies, et cherchиrent а se prйvenir mutuellement pour attirer а leur parti les lйgions qui йtaient encore sous les armes. Cicйron, qui avait alors la plus grande autoritй dans Rome, et qui soulevait tout le Inonde contre Antoine, parvint enfin а persuader au sйnat d'envoyer а Octave les faisceaux avec les autres ornements de la prйture, et de donner des troupes а Hirtius et а Pansa, pour chasser Antoine de l'Italie. c'йtaient les deux consuls de cette annйe. Ils attaquиrent Antoine prиs de la ville de Modиne 3, et le battirent complиtement; mais ils pйrirent tous deux 'dans l'action. Le jeune Octave йtait а la bataille, et paya de sa personne. Antoine, obligй de fuir, se trouva dans de grandes difficultйs, et fut rйduit surtout а une faim extrкme. Mais tel йtait son caractиre, que le malheur l'йlevait au-dessus de lui-mкme, et lui donnait tous les dehors d'un homme vertueux. Il est vrai que c'est une disposition assez commune aux personnes malheureuses, que de se tourner vers la vertu. mais il n'est pas donnй а tout le monde de conserver dans les grands revers assez de force d'вme pour imiter ce qu'ils approuvent et pour fuir ce qu'ils condamnent; plusieurs mкme retombent par faiblesse dans leurs premiиres habitudes, et dйmentent les lumiиres de leur raison. Antoine, dans cette occasion, fut pour tous les soldats un exemple йtonnant de patience et de courage. accoutumй depuis longtemps а une vie de luxe et de dйlices, il buvait sans rйpugnance de l'eau corrompue, et se nourrissait de racines et de fruits sauvages. on assure mкme que, dans le passage des Alpes, il vйcut, avec ses soldats, d'йcorces d'arbres, et d'animaux que jusqu'alors personne n'avait mangйs. Son dessein, en traversant ces montagnes, йtait d'aller joindre les lйgions que commandait Lйpidus, qu'il regardait comme son ami, et qui lui avait dы tous les avantages qu'il avait retirйs de l'amitiй de Cйsar.

XIX. Lorsqu'il eut assis son camp auprиs du sien, et qu'il vit que Lйpidus ne lui faisait aucune avance, il rйsolut de tout risquer. Il avait les cheveux nйgligйs; et sa barbe, qu'il avait laissй croоtre depuis sa dйfaite, йtait fort longue. Il prend donc une robe noire; et, s'approchant des retranchements de Lйpidus, il commence а lui parler. Lйpidus, voyant la plupart de ses soldats touchйs de sa misиre et vivement йmus par ses discours, en craignit l'impression, et fit faire un grand bruit de trompettes pour l'empкcher d'кtre entendu. Cette duretй ne fit qu'accroоtre la compassion de ses soldats pour Antoine; ils lui envoyиrent secrиtement Lйlius et Clodius dйguisйs en courtisanes, pour lui dire d'attaquer sans crainte le camp de Lйpidus; que le plus grand nombre d'entre eux йtait disposй а le recevoir, et mкme, s'il le voulait, а tuer Lйpidus. Antoine ne permit pas qu'on touchвt а Lйpidus; mais le lendemain, dиs la pointe du jour, se mettant а la tкte de ses troupes, il sonde le guй d'une riviиre qui sйparait les deux camps, et se jetant le premier dans l'eau, il passe а l'autre rive, encouragй par les soldats de Lйpidus, qu'il voit en trиs grand nombre lui tendre les mains et arracher les palissades. A peine entrй dans le camp, il se vit maоtre de toute l'armйe, et traita Lйpidus avec beaucoup de douceur; en le saluant, il lui donna le nom de pиre; et quoique investi seul de toute l'autoritй, il lui laissa le titre et les honneurs du commandement. Cette modйration dйtermina Munatius Plancus, qui campait assez prиs de lа avec un gros corps de troupes, а aller se joindre а lui. Des forces si considйrables lui ayant redonnй toute sa confiance, il repassa les Alpes, et rentra dans l'Italie, а la tкte de dix-sept lйgions et de dix mille chevaux, outre six lйgions qu'il laissa pour garder la Gaule, sous les ordres d'un certain Varius, son ami et son compagnon de dйbauche, qu'il appelait Cotylon.

XX. Cйsar, voyant que toutes les pensйes de Cicйron йtaient pour la libertй, se sйpara de lui, et fit faire а Antoine, par ses amis, des propositions d'accommodement. Ils s'assemblиrent tous trois, Cйsar, Antoine et Lйpidus, dans une petite оle, au milieu de la riviиre. lа, ils furent bientфt d'accord sur le partage de l'empire, qu'ils divisиrent entre eux comme une succession paternelle; mais ils disputиrent longtemps sur les proscriptions qu'ils avaient rйsolues ; chacun voulait faire pйrir ses ennemis, et sauver ses amis ou ses parents. La haine enfin l'ayant emportй sur les droits du sang et de l'amitiй, Cйsar sacrifia Cicйron а Antoine, qui de son cфtй lui abandonna Lucius Cйsar, son oncle maternel; et tous deux laissиrent Lйpidus placer son frиre Paulus sur la liste des proscrits. D'autres disent que Lйpidus leur sacrifia son frиre, dont ils avaient exigй la mort. Je ne crois pas qu'il se soit jamais rien fait de plus inhumain ni de plus fйroce qu'un pareil йchange. en obtenant ainsi le meurtre par le meurtre, ils n'йtaient pas moins les meurtriers de ceux qu'ils abandonnaient aux autres que de ceux qu'on leur sacrifiait. mais c'йtait le comble de l'injustice que de livrer au fer des autres leurs propres astis, sans avoir contre eux aucun motif de haine.

XXI. Les soldats qu'ils avaient autour d'eux voulurent que ce traitй sanguinaire fыt scellй par un mariage, et ils demandиrent que Cйsar cimentвt son amitiй avec Antoine en йpousant Clodia, fille de sa femme Fulvie. Ce mariage arrкtй, ils firent la liste de trois cents proscrits qu'ils dйvouaient а la mort. Antoine exigea que celui qui tuerait Cicйron Iui coupвt la tкte, et la main droite dont il avait йcrit ses Philippiques. Quand on les lui apporta, ils les considйra longtemps avec plaisir, et, dans les transports de sa joie, il fit plusieurs fois de grands йclats de rire. Aprиs s'кtre rassasiй de ce spectacle horrible, il ordonna qu'on les attachвt au haut de la tribune, sur la place publique, pour insulter а Cicйron mкme aprиs sa mort; mais c'йtait bien plutфt insulter а sa propre fortune, et dйshonorer publiquement sa puissance. Son oncle Lucius Cйsar, poursuivi par les meurtriers, se rйfugia chez sa soeur. Il йtait а peine entrй dans la maison, que les meurtriers y arrivиrent et voulurent forcer la porte de la chambre oщ il йtait enfermй; mais sa soeur, se tenant sur la porte et йtendant les bras, leur cria plusieurs fois. « Vous ne tuerez pas Lucius Cйsar, que vous ne m'ayez йgorgйe la premiиre, moi, la mиre de votre gйnйral. « Son courage extraordinaire en ayant imposй а ces satellites, son frиre eut le temps de se cacher et de se dйrober а leur poursuite. La domination de ces trois hommes, si odieuse aux Romains, fut surtout imputйe а Antoine, plus вgй que Cйsar et plus puissant que Lйpidus; il ne se vit pas plutфt dйgagй des affaires qu'il avait eues sur les bras, qu'il se replongea dans sa vie ordinaire de dissolution et de dйbauche. Dйjа dйcriй par cette conduite, il s'attira encore la haine publique en habitant la maison du grand Pompйe, ce personnage illustre, qui ne s'йtait pas fait moins admirer par sa tempйrance, par la sagesse et la popularitй de sa vie, que par l'йclat de ses trois triomphes. On ne pouvait voir sans indignation cette maison presque toujours fermйe aux gйnйraux, aux principaux officiers, aux ambassadeurs, а qui l'on en refusait l'entrйe avec insolence, tandis qu'elle йtait remplie de mimes, de farceurs de vils adulateurs, toujours plongйs dans la dйbauche, et dont l'entretien consumait des sommes immenses, fruits des extorsions et des violences les plus odieuses. Non contents de vendre les biens des proscrits, qu'ils enlevaient а leurs veuves ou а leurs enfants par des accusations calomnieuses, et d'йtablir les impфts les plus onйreux, ils allиrent enlever de force, du temple des vestales, des sommes considйrables que des citoyens et des йtrangers y avaient mises en dйpфt.

XXII. Comme rien ne pouvait assouvir l'aviditй d'Antoine, Cйsar exigea qu'il partageвt avec lui les revenus de la rйpublique; ils divisиrent aussi l'armйe entre eux, peur aller ensemble en Macйdoine combattre Brutus et Cassius, et ils 'laissиrent а Lйpidus le gouvernement de Rome. Lorsqu'ils eurent traversй la mer, et qu'ils se furent campйs auprиs des ennemis pour commencer la guerre, Antoine se trouva opposй а Cassius, et Cйsar а Brutus. Cйsar ne fit rien de remarquable; mais Antoine avait toujours l'avantage et demeurait vainqueur dans tous les combats qui se livraient. A la premiиre bataille, Cйsar vaincu par Brutus avait perdu son camp, et s'йtait vu sur le point d'кtre pris ; il ne prйvint que d'un instant ceux qui le poursuivaient. Cependant il йcrit lui-mкme dans ses Commentaires, que, d'aprиs le songe qu'avait eu un de ses amis, il s'йtait retirй avant que l'action commenзвt. Antoine dйlit Cassius, quoiqu'on ait dit qu'il ne s'йtait pas trouvй а la bataille et qu'il n'arriva que lorsqu'on йtait а la poursuite des ennemis dйjа vaincus. Cassius fit tant par ses priиres et par ses ordres, qu'il obligea Pindarus, le plus fidиle de ses affranchis, а le percer de son йpйe; il ignorait que Brutus avait vaincu de son cфtй. Peu de jours aprиs il se livra un second combat, dans lequel Brutus fut dйfait et se donna la mort. Antoine eut presque seul l'honneur de cette victoire, parce que Cйsar йtait malade. Il trouva sur le champ de bataille le corps de Brutus, et lui adressa quelques reproches sur la mort de Caпus Antonius son frиre, que Brutus avait fait mourir en Macйdoine pour venger la mort de Cicйron. Il ajouta pourtant qu'Hortensius йtait beaucoup plus coupable que Brutus de la mort de son frиre. aussi le fit-il йgorger sur le tombeau de Caпus Antonius. Mais ayant jetй sur le corps de Brutus sa cotte d'armes, qui йtait d'un trиs grand prix, il ordonna а un de ses affranchis de rester auprиs de lui pour avoir soin de ses funйrailles. Dans la suite, ayant su que l'affranchi n'avait pas brыlй la cotte d'armes avec le corps de Brutus et qu'il avait soustrait une grande partie de la dйpense qu'il lui avait assignйe pour les obsиques, il le punit de mort.

XXIII. Cйsar, toujours malade, se fit porter а Rome, oщ la faiblesse de sa santй faisait croire qu'il ne vivrait pas longtemps. Antoine alla dans les provinces de l'Asie orientale pour y lever des contributions, et de lа il passa en Grиce avec une armйe nombreuse. Comme les triumvirs avaient promis а leurs soldats cinq mille drachmes par tкte, ils йtaient obligйs de forcer les impositions pour trouver l'argent qui leur йtait nйcessaire. Antoine ne se montra d'abord ni dur ni exigeant envers les Grecs; il se faisait mкme un plaisir d'йcouter leurs gens de lettres, d'кtre tйmoin de leurs jeux, et d'assister aux cйrйmonies de leurs initiations; ii rendait la justice avec beaucoup de douceur, et aimait а s'entendre appeler l'ami des Grecs, et plus encore l'ami des Athйniens; il fit mкme de grands prйsents а leur ville. Les Mйgariens, а l'envi de ceux d'Athиnes, ayant voulu lui montrer ce qu'ils avaient de curieux, et lui faire voir en particulier le palais oщ ils tenaient leur conseil, il se rendit а Mйgare; et Ies habitants lui ayant demandй comment il le trouvait. « Il est petit, leur dit-il, et menace ruine. » Il fit prendre la mesure du temple d'Apollon Pythien, et laissa voir l'intention de l'achever; il le promit mкme au sйnat. Lorsqu'il eut laissй Lucius Censorinus en Grиce pour aller lui-mкme dans l'Asie; que lа il eut commencй а goыter des richesses de cette province; qu'il eut vu les rois venir а sa porte pour lui faire la cour, les reines lui envoyer а l'envi des prйsents et lui йtaler leurs charmes pour mйriter ses bonnes grвces, pendant que Cйsar йtait а Rome travaillй de sйditions et de guerres, lui, au sein du loisir et de la paix, il s'abandonnait а ses passions, et menait une vie de plaisirs et de dйlices.

XXIV. Il avait appelй chez lui un certain Anaxenor, joueur de cithare; un Xuthus, qui jouait de la flыte; un baladin nommй Mйtrodore, et une troupe entiиre de farceurs asiatiques, qui surpassaient en bouffonneries, en plaisanteries grossiиres, tous les gens de cette espиce qu'il avait amenйs d'Italie ; et dиs qu'une fois sa cour fut infectйe de ces pestes publiques, son exemple entraоna tout le Inonde, et l'on ne garda plus aucune retenue. Toute l'Asie, semblable а cette ville dont parle Sophocle, йtait pleine de la fumйe de l'encens, et retentissait а la fois De cantiques sacrйs et de gйmissements Il entra dans Йphиse, prйcйdй par des femmes vкtues en bacchantes, et par des jeunes gens habillйs en pans et en satyres. on ne voyait dans toute la ville que thyrses couronnйs de lierre; on n'y entendait que le son des flыtes, des chalumeaux, et d'autres instruments de musique. On l'appelait Bacchus bienfaisant et plein de douceur. Il l'йtait а la vйritй pour quelques personnes ; mais pour le plus grand nombre, c'йtait Bacchus Omeste et Agrionien a. Il dйpouillait de leurs possessions des hommes distinguйs par leur naissance, pour les donner а de vils flatteurs, а des hommes infвmes, qui lui demandaient le bien d'une personne vivante comme si elle йtait morte, et ils йtaient sыrs de l'obtenir. Il donna а un de ses cuisiniers la maison d'un habitant de Magnйsie, parce qu'il lui avait apprкtй un excellent repas. Il imposa enfin un second tribut aux villes; et un orateur, nommй Hybrйas, qui dйfendait les intйrкts de l'Asie, osa lui dire, par une plaisanterie assez bonne et qui йtait dans le goыt d'Antoine. « Si vous avez le pouvoir d'exiger de nous deux tributs par an, vous avez donc aussi celui de nous donner chaque annйe deux йtйs et deux automnes. » Mais comme l'Asie avait dйjа payй deux cent mille talents, il ajouta, avec un courage qui n'йtait pas sans danger. « Si vous n'avez pas reзu ces йnormes contributions, demandez-les а ceux qui les ont levйes; si, les ayant reзues, vous ne les avez plus, nous sommes perdus.

XXV. Antoine fut vivement piquй de cette parole; il ignorait la plus grande partie des dйsordres qui se commettaient sous son nom, moins encore par une suite de son indolence, que par l'effet d'une simplicitй naturelle qui le rendait trop confiant; car il йtait simple de caractиre, et avait mкme l'esprit un peu pesant. Quand il apprenait les injustices de ses agents, il en йtait vivement affectй, et il les reconnaissait devant ceux qui les avaient йprouvйes. Excessif dans ses rйcompenses comme dans ses punitions, c'йtait surtout dans les premiиres qu'il йtait naturellement portй а passer les bornes. Ses plaisanteries et ses bons mots, qu'il poussait jusqu'а l'offense, portaient avec eux leur remиde; car il permettait qu'on le raillвt avec aussi peu de mйnagement, et il ne prenait pas moins de plaisir а кtre plaisantй qu'а plaisanter les autres. Mais aussi rien ne contribua tant а sa perte que ce goыt pour la raillerie. persuadй que ceux qui le raillaient avec libertй ne le flattaient pas dans les affaires sйrieuses, il se laissait aisйment prendre а l'appвt de leurs louanges. Il ne s'apercevait pas que ses courtisans mкlaient cette franchise а leurs flatteries, comme un ingrйdient dont la vertu astringente prйvenait le dйgoыt que lui auraient causй les adulations outrйes qu'ils lui prodiguaient а table; qu'ils voulaient par lа lui persuader que lorsqu'ils lui cйdaient dans les affaires importantes, ce n'йtait pas pour lui complaire, mais parce qu'ils se reconnaissaient ses infйrieurs en prudence et en capacitй.

XXVI. Avec un tel caractиre, Antoine mit le comble а ses maux par l'amour qu'il conзut pour Clйopвtre, et qui, rallumant en lui avec fureur des passions encore cachйes et endormies, acheva d'йteindre et d'йtouffer ce qui pouvait lui rester encore de sentiments honnкtes et vertueux. Voici comment il fut pris а ce piйge. Quand il partit pour aller faire la guerre aux Parthes, il envoya dire а Clйopвtre de venir le joindre en Cilicie, pour s'y justifier des imputations qu'on lui faisait d'avoir puissamment aidй Brutus et Cassius dans leur guerre contre Antoine. Dellius, qu'il avait chargй de cet ordre, n'eut pas plutфt vu la beautй de cette reine, et reconnu le charme et la finesse de sa conversation, qu'il sentit bien qu'Antoine ne causerait jamais de dйplaisir а une femme si aimable, et qu'elle aurait bientфt le plus grand pouvoir ' sur son esprit. Il s'attacha donc а lui faire la cour; il la pressa d'aller en Cilicie, parйe, comme dit Homиre, de tout ce qui pouvait Ajouter plus de prix а l'йclat de ses charmes x et l'exhorta а ne pas craindre Antoine', le plus doux, le plus humain des gйnйraux. Clйopвtre crut aisйment ce que lui disait Dellius; d'ailleurs l'expйrience qu'elle avait faite du pouvoir de sa beautй sur Jules Cйsar et sur le fils de Pompйe lui promettait qu'elle n'aurait pas de peine а captiver Antoine; d'autant que les deux premiers ne l'avaient connue que dans sa premiиre jeunesse, et lorsqu'elle n'avait encore aucune expйrience des affaires; au lieu qu'Antoine la verrait а cet вge oщ la beautй d'une femme est dans tout son йclat, et son esprit dans toute sa force. Elle prit avec elle des prйsents magnifiques, des sommes d'argent considйrables, et un appareil aussi riche que pouvait l'avoir une reine si puissante, et dont le royaume йtait dans l'йtat le plus florissant; mais c'йtait sur elle-mкme et sur le prestige de ses charmes qu'elle fondait ses plus grandes espйrances.

XXVII. Elle recevait coup sur coup des lettres d'Antoine et de ses amis, qui l'engageaient а presser son voyage; niais elle n'en tint aucun compte, et se moqua si bien de toutes ces invitations, qu'elle navigua tranquillement sur le Cydnus, dans un navire dont la poupe йtait d'or, les voiles de pourpre, les avirons d'argent, et le mouvement des rames cadencй au son des flыtes, qui se mariait а celui des lyres et des chalumeaux. Elle-mкme, magnifiquement parйe, et telle qu'on peint la dйesse Vйnus, йtait couchйe sous un pavillon brodй en or. de jeunes enfants, habillйs comme les peintres peignent les Amours, йtaient а ses cфtйs avec des йventails pour la rafraоchir. ses femmes, toutes parfaitement belles, vкtues en Nйrйides et en Grвces, йtaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Les deux rives du fleuve йtaient embaumйes de l'odeur des parfums qu'on brыlait dans le vaisseau, et couvertes d'une foule immense qui accompagnait Clйopвtre; et l'on accourait de toute la ville pour jouir d'un spectacle si extraordinaire. Le peuple qui йtait sur la place s'йtant prйcipitй au- devant d'elle, Antoine resta seul dans le tribunal oщ il donnait audience; et le bruit courut partout que c'йtait Vйnus qui, pour le bonheur de l'Asie, venait en masque chez Bacchus. Antoine envoya sur-le-champ la prier а souper; mais, sur le dйsir qu'elle tйmoigna de le recevoir chez elle, Antoine, pour lui montrer sa complaisance et son urbanitй, se rendit а son invitation. Il trouva chez elle des prйparatifs dont la magnificence ne peut s'exprimer; mais rien ne le surprit tant que l'immense quantitй de flambeaux qu'il vit allumйs de toutes parts, et qui, suspendus au plancher ou attachйs а la muraille, formaient avec une admirable symйtrie des figures carrйes et circulaires. de toutes les fкtes dont l'histoire nous a conservй le dйtail, on n'en connaоt pas de si brillante.

XXVIII. Le lendemain, Antoine lui donna а souper, et se piqua de la surpasser en goыt et en magnificence; mais, bien infйrieur en l'un et en l'autre, il fut obligй de s'avouer vaincu, et railla le premier la mesquinerie et la grossiиretй de son repas. Clйopвtre voyant que les plaisanteries d'Antoine n'avaient rien que de commun, et qu'elles sentaient le soldat, lui rйpondit sur le mкme ton, sans aucun mйnagement et avec la plus grande hardiesse. On prйtend que sa beautй, considйrйe en elle-mкme, n'йtait pas si incomparable qu'elle ravоt d'йtonnement et d'admiration. mais son commerce avait un attrait auquel il йtait impossible de rйsister; les agrйments de sa figure, soutenus des charmes de sa conversation et de toutes les grвces qui peuvent relever un heureux naturel, laissaient dans l'вme un aiguillon qui pйnйtrait jusqu'au vif. Sa voix йtait pleine de douceur; et sa langue, telle qu'un instrument а plusieurs cordes, qu'elle maniait avec la plus grande facilitй, prononзait йgalement bien plusieurs langages diffйrents. Il y avait peu de nations barbares avec qui elle eыt besoin d'interprиte; et elle parlait dans leur propre langue aux Йthiopiens, aux Troglodytes, aux Hйbreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mиdes et aux Parthes. Elle savait plusieurs autres langues, tandis que les rois d'Йgypte, ses prйdйcesseurs, avaient eu bien de la peine а apprendre l'йgyptien, et quelques-uns mкme d'entre eux avaient oubliй le macйdonien, leur langue naturelle. Aussi elle s'empara tellement de l'esprit d'Antoine, qu'oubliant et sa femme Fulvie, qui, pour les intйrкts de son mari, combattait а Rome contre Cйsar, et l'armйe des Parthes, dont les gйnйraux du roi avaient donnй le commandement а Labiйnus, qui avait embrassй le parti de ce prince, et qui dйjа dans la Mйsopotamie, а la tкte de cette armйe, n'attendait que le moment d'entrer en Syrie; oubliant, dis-je, toutes ces considйrations, il se laissa entraоner par cette femme а Alexandrie, oщ il sacrifia dans l'oisivetй, dans les amusements et dans les voluptйs les plus indignes de son вge, la dйpense la plus prйcieuse qu'on puisse faire, au jugement d'Antiphon, celle du temps. Ils avaient formй une association sous le titre d'Amimйtobies', oщ ils se traitaient mutuellement tous les jours avec une profusion qui ne connaissait aucune borne.

XXIX. Le mйdecin Philotas d'Amphisse racontait а mon aпeul Lamprias que, suivant alors а Alexandrie les йcoles de mйdecine, il fit connaissance avec un officier de bouche de la maison d'Antoine, qui lui proposa un jour de venir voir les prйparatifs d'un de ces soupers si somptueux. Comme il йtait fort jeune, il s'y laissa entraоner; et introduit dans la cuisine, entre plusieurs choses qui le frappиrent, il vit а la broche huit sangliers. Il se rйcria sur le grand nombre de convives qu'il devait y avoir а souper. mais l'officier lui dit en riant qu'ils ne seraient pas aussi nombreux qu'il le croyait; qu'il n'y aurait en tout que douze personnes. « Mais, ajouta-t-il, chaque mets doit кtre servi а un degrй de bontй qui ne dure qu'un instant; peut-кtre Antoine va-t-il demander tout-а-l'heure а souper, et un moment aprиs il fera dire qu'on diffиre, parce qu'il voudra boire, ou qu'il sera retenu par une conversation qui l'intйressera. on prйpare donc plusieurs soupers, parce qu'on ne peut deviner а quelle heure il voudra qu'on serve. » Voilа ce que disait Philotas. Dans la suite il fut admis а faire sa cour au fils aоnй qu'Antoine avait eu de Fulvie; et il mangeait familiиrement а sa table avec ses autres amis, quand ce jeune homme ne soupait pas chez son pиre. Il avait un soir pour convive un mйdecin prйsomptueux qui importunait tout le monde de son babil. Philotas lui ferma la bouche par le sophisme suivant. « Il faut, lui dit-il, donner de l'eau froide а un homme qui a la fiиvre de quelque maniиre. or, tout homme qui a la fiиvre l'a de quelque maniиre; il faut donc donner de l'eau froide а tout homme qui a la fiиvre. » Le mйdecin, frappй de ce sophisme, resta muet Le jeune Antoine, charmй de son embarras et riant de tout son coeur. « Philotas, dit-il, je te donne tout ce qui est lа, » en lui montrant un buffet couvert d'une superbe vaisselle d'argent. Philotas, bien йloignй de croire qu'un enfant de cet вge pыt disposer de meubles d'un si grand prix, le remercia de sa bonne volontй. Le lendemain, il vit arriver chez lui un officier d'Antoine qui apportait dans une grande corbeille toute cette vaisselle, et qui lui dit d'y mettre son sceau. Philotas, qui craignait d'кtre blвmй en la recevant, persistait а la refuser. « Eh quoi, innocent que vous кtes, lui dit cet officier, vous balancez а accepter ce prйsent! Ignorez-vous donc que c'est le fils d'Antoine qui vous l'envoie, et qu'il pourrait vous donner la mкme quantitй de vaisselle d'or? Il est vrai, si vous voulez m'en croire, que vous en recevrez la valeur en argent; car il serait possible que le pиre dйsirвt d'avoir quelqu'un de ces vases antiques qui sont si recherchйs pour la beautй du travail. « Voilа ce que mon aпeul me disait avoir souvent entendu raconter а Philotas.

XXX. Pour Clйopвtre, elle fit voir que l'art de la flatterie, qui, suivant Platon, ne s'exerce que de quatre maniиres diffйrentes, est susceptible d'une infinitй de formes. Dans les affaires sйrieuses, et dans les amusements qui partageaient le temps d'Antoine, elle imaginait toujours quelque nouveau plaisir, quelque nouveau genre d'attrait polir le divertir. Elle ne le quittait ni jour ni nuit; elle jouait, buvait, chassait avec lui, et assistait mкme а ses exercices militaires. La nuit, quand il courait les rues et qu'il s'arrкtait aux portes et aux fenкtres des simples particuliers pour les plaisanter, elle l'accompagnait habillйe en servante, йtant lui-mкme dйguisй en valet. ce qui lui attirait souvent des injures et quelquefois des coups. Quoiqu'il se rendоt par lа suspect aux Alexandrins, ils s'amusaient nйanmoins de ses plaisanteries, et y rйpondaient mкme avec assez de finesse; ils aimaient а dire qu'il prenait un masque tragique pour les Romains, et qu'il gardait pour eux le masque de la comйdie. II serait long et puйril de rapporter plusieurs de ses traits de plaisanterie ; je n'en citerai qu'un seul. Il pкchait un jour а la ligne, sans rien prendre; ce qui le mortifiait, parce que Clйopвtre йtait prйsente. Il commanda donc а des pкcheurs d'aller, sans кtre aperзus, sous l'eau, attacher а l'hameзon un des poissons qu'ils avaient dйjа pris. ils le firent, et Antoine retira deux ou trois fois sa ligne, chargйe d'un poisson. L'Йgyptienne ne fut pas sa dupe. elle feignit d'admirer le bonheur d'Antoine; mais elle dйcouvrit а ses amis la ruse qu'il avait employйe, et les invita de retourner le lendemain voir la pкche. Quand ils furent tous montйs dans des barques, et qu'Antoine eut jetй sa ligne, elle donna ordre а un de ses gens de prйvenir les pкcheurs d'Antoine, et d'attacher а son hameзon un de ces poissons salйs qu'on apporte du royaume de Pont. Antoine ayant senti sa ligne chargйe, la retira; et la vue de ce poisson salй ayant excitй de grands йclats de rire. « Gйnйral, lui dit-elle, laissez-nous la ligne, а nous qui rйgnons au Phare et а Canope; votre chasse а vous est de prendre les villes, les rois et les continents. »

XXXI. Pendant qu'il s'amusait ainsi а des jeux d enfant, il reзut deux fвcheuses nouvelles. l'une 1 de Rome, d'oщ on lui mandait que Lucius son frиre et sa femme Fulvie, aprиs avoir йtй brouillйs ensemble, s'йtaient rйunis pour faire la guerre а Cйsar, et que, rйduits а la derniиre extrйmitй, ils avaient abandonnй l'Italie; la seconde nouvelle, plus inquiйtante encore, lui apprenait que Labiйnus, а la tкte des Parthes, subjuguait toutes les provinces d'Asie, depuis l'Euphrate et la Syrie, jusqu'а la Lydie et l'Ionie. Se rйveillant alors, quoique avec peine, comme d'un long sommeil et d'une profonde ivresse, il se mit en devoir de marcher contre les Parthes, et s'avanзa jusqu'en Phйnicie. Lа, il reзut de Fulvie des lettres pleines de gйmissements, qui le dйterminиrent а repasser en Italie avec une flotte de deux cents vaisseaux. Dans le cours de sa navigation, il recueillit ceux de ses amis qui s'йtaient enfuis de Rome, et apprit d'eux que Fulvie avait йtй seule cause de la guerre ; que, naturellement inquiиte et audacieuse, elle avait encore espйrй qu'en excitant des troubles en Italie, elle arracherait Antoine des bras de Clйopвtre. mais par bonheur pour lui, aprиs s'кtre embarquйe pour aller le joindre, elle mourut de maladie a Sicyone. Cet йvйnement rendit beaucoup plus facile la rйconciliation de Cйsar et d'Antoine. Dиs que celui-ci fut arrivй en Italie, et qu'on vit que Cйsar ne lui faisait personnellement aucun reproche; qu'Antoine, de son cфtй, rejetait sur Fulvie tous les torts dont on pouvait se plaindre, leurs amis communs ne leur laissиrent pas approfondir leurs sujets respectifs de mйcontentement; ils les remirent en bonne intelligence, et leur firent un nouveau partage de l'empire, dont la mer d'Ionie faisait les bornes. ils assignиrent а Antoine toutes les provinces de l'Orient, et а Cйsar celles de l'Occident; ils laissиrent l'Afrique а Lйpidus, et convinrent que, lorsqu'ils ne voudraient pas exercer le consulat, ils y nommeraient tour а tour leurs amis.

XXXII. Ce traitй, qu'on approuva gйnйralement, parut avoir besoin d'une garantie plus solide, et la fortune la leur offrit. Cйsar avait une soeur nommйe Octavie, qui 'йtait son aоnйe, mais d'une autre mиre que lui; elle йtait fille d'Ancharia, et Cйsar йtait nй, bien aprиs elle, d'Attia, seconde femme de son pиre. Il aimait tendrement cette soeur, femme d'un mйrite rare; elle йtait veuve de Marcellus, qui venait de mourir. Depuis la mort de Fulvie, Antoine passait pour veuf. car il ne niait pas son attachement pour Clйopвtre; mais il n'avouait pas qu'il lui fыt uni par le mariage; et sur ce point sa raison lui fournissait encore des armes pour combattre sa passion, et l'empкcher d'йpouser cette .reine. Tout le inonde se rйunit а proposer le mariage d'Octavie, dans l'espйrance que cette femme, dont la grande beautй йtait accompagnйe de tant de prudence et de gravitй, йtant unie avec Antoine, et fixant sa tendresse, comme son mйrite lui donnait droit d'y compter, maintiendrait l'harmonie entre Cйsar et lui, et ferait ainsi la sыretй de l'un et de l'autre. Ce mariage ayant йtй du goыt de Cйsar et d'Antoine, ils s'en retournиrent а Rome, et cйlйbrиrent tout de suite les noces, malgrй la loi qui dйfendait aux veuves de ne se remarier que dix mois aprиs la mort de leur mari; mais Octavie fut dispensйe (le la loi par un dйcret du sйnat.

XXXIII. Cependant Sextus Pompйe, s'йtant rendu maоtre de la Sicile, ravageait l'Italie; et, avec un grand nombre de vaisseaux corsaires que commandaient Mйnйcrate et le pirate Mйnas, il interceptait la navigation de toutes les mers voisines. Mais comme il avait montrй beaucoup d'йgards pour Antoine, en recevant trиs bien sa mиre lorsqu'elle s'enfuyait de Rome avec Fulvie, Cйsar et Antoine voulurent le comprendre dans le traitй. Ils s'abouchиrent tous trois sur la pointe du cap de Misиne qui s'avance le plus dans la mer. Pompйe avait sa flotte а l'ancre prиs de lui, et les armйes des deux triumvirs йtaient vis-а-vis en bataille. Ils convinrent que Pompйe aurait la Sardaigne et la Sicile, qu'il purgerait la mer de pirates, et qu'il enverrait а Rome une quantitй de blй dйterminйe. Le traitй conclu, ils s'invitиrent rйciproquement а souper, en tirant au sort quel serait le premier qui traiterait les deux autres. Le sort dйsigna Pompйe; et Antoine lui ayant demandй oщ ilg souperaient ; « Lа, lui rйpondit Pompйe, en lui montrant sa galиre amirale а six rangs de rames; « c'est, ajouta-t-il, la seule maison paternelle qu'on ait laissйe а Pompйe. » C'йtait un reproche indirect а Antoine, qui occupait а Rome la maison du grand Pompйe, son pиre. II fit donc affermir sa galиre sur ses ancres, et construire un pont du promontoire de Misиne а son bord, oщ il les reзut avec beaucoup de grвce. Au milieu du repas, lorsque les convives, йchauffйs par le vin, lanзaient mille traits de raillerie contre Antoine et Clйopвtre, le pirate Mйnas s'йtant approchй de Pompйe, lui dit assez bas pour n'кtre pas entendu des autres. « Voulez-vous que je coupe les cвbles de vos ancres, et que je vous rende maоtre, non seulement de la Sicile et de la Sardaigne, mais de tout l'empire romain. Pompйe, qui l'entendit trиs bien, lui dit, aprиs un moment de rйflexion. « Il fallait le faire, Mйnas, sans m'en prйvenir. maintenant contentons- nous de notre fortune prйsente ; je ne dois pas violer la foi que j'ai jurйe. Aprиs avoir йtй traitй а son tour par Cйsar et par Antoine il fit voile pour la Sicile.

XXXIV. Dиs que le traitй eut йtй conclu entre Cйsar et Antoine, celui-ci fit prendre les devants а Ventidius, pour aller en Asie arrкter les progrиs des Parthes; et lui-mкme, pour faire plaisir а cйsar, il voulut bien кtre un des prкtres du dictateur. Ils traitиrent depuis en commun, et sur un ton d'amitiй, toutes les affaires politiques les plus importantes ; niais dans les divers combats auxquels donnaient lieu les jeux dont ils s'amusaient ensemble, Antoine avait toujours le chagrin d'кtre vaincu par Cйsar. Il avait auprиs de lui un de ces devins d'Йgypte qui tirent l'horoscope d'aprиs l'йpoque de la naissance. Ce devin, soit qu'il voulыt plaire а Clйopвtre, soit qu'il parlвt avec franchise а Antoine, lui disait que sa fortune, toute grande, tout йclatante qu'elle йtait, s'йclipsait devant celle de Cйsar, et il lui conseillait de s'йloigner de ce jeune homme le plus qu'il lui serait possible. « Votre gйnie, lui disait-il, redoute le sien; fier et йlevй quand il est seul, il perd devant celui de Cйsar toute sa grandeur, il devient faible et timide. « L'Йgyptien voyait tous les jours ses conjectures se vйrifier; toutes les fois que, pour s'amuser, ils tiraient quelque chose au sort, ou jouaient aux dйs, Antoine avait toujours le dessous. Souvent ils faisaient combattre des coqs ou des cailles dressйs а cet effet, et ceux de Cйsar avaient toujours l'avantage. Antoine, secrиtement blessй de cette supйrioritй si marquйe, et prenant par lа plus de confiance en cet Йgyptien, quitta l'Italie, remit toutes ses affaires entre les mains de Cйsar, et mena avec lui, jusqu'en Grиce, sa femme Octavie, dont il avait eu une fille. Il passait l'hiver а Athиnes, lorsqu'il y reзut la nouvelle des premiers succиs de Ventidius; il avait dйfait les Parthes en bataille rangйe, et Labiйnus йtait restй parmi les morts avec Pharnapates, le plus habile des gйnйraux du roi Orodes. Ces avantages lui causиrent tant de joie, qu'il donna aux Grecs un grand festin, prйsida aux exercices gymnastiques d'Athиnes, et, laissant chez lui toutes les marques du commandement, il se rendit au gymnase, vкtu d'une longue robe, avec des pantoufles а la grecque, ayant en main la verge que portent les gymnasiarques; et lorsque les jeunes gens avaient assez combattu, il allait lui-mкme les sйparer.

XXXV. Quand il fut prкt а partir pour l'armйe, il prit une couronne faite de branches de l'olivier sacrй ; et, d'aprиs un oracle qui lui avait йtй rendu, il remplit un vase de l'eau de la fontaine de Clepsydre, et l'emporta avec lui. Cependant Ventidius battit, dans la Cirrhestique, Pacorus, fils du roi des Parthes, qui, а la tкte d'une nombreuse armйe, йtait rentrй dans la Syrie, et qui pйrit dans l'action avec un grand nombre des siens. Cet exploit, un des plus cйlиbres que l'histoire nous ait transmis, fut pour les Romains une vengeance йclatante des malheurs qu'ils avaient йprouvйs sous Crassus dans ce pays, et obligea les Parthes, battus dans trois grands combats consйcutifs, а se renfermer dans la Mйdie et la Mйsopotamie. Ventidius ne voulut pas les poursuivre plus loin, de peur d'exciter la jalousie d'Antoine. il se contenta de faire rentrer dans l'obйissance les peuples qui s'йtaient rйvoltйs; ensuite il alla assiйger dans Samosate Antiochus Comagиne, qui, pour l'en dйtourner, lui offrait mille talents, et promettait de faire tout ce qu'Antoine lui commanderait. Ventidius lui ordonna d'envoyer faire ses propositions а ce gйnйral lui-mкme, qui s'avanзait vers Samosate afin d'empкcher que Ventidius ne fit la paix avec ce prince; il voulait que cette paix fыt faite sous son nom, et que son lieutenant n'eыt pas l'honneur de tous les succиs. Mais le siйge traоnant eu longueur, et les assiйgйs, qui n'espйraient plus de capitulation, ayant fait une dйfense vigoureuse, Antoine ne put avoir sur eux aucun avantage. alors, plein de honte et de repentir, il fut trop heureux de faire la paix avec Antiochus pour trois cents talents ; et aprиs avoir terminй en Syrie quelques affaires de peu d'importance, il s'en retourna а Athиnes, oщ il rendit а Ventidius tous les honneurs dus а ses grands exploits, et le renvoya а Rome pour y recevoir celui du triomphe. C'est, jusqu'а nos jours, le seul gйnйral romain qui ait triomphй des Parthes. Ventidius, nй dans une condition obscure, dut а l'amitiй d'Antoine les occasions de se signaler par des actions d'йclat; et il en profita si bien, qu'il confirma le mot qu'on disait sur Antoine et sur Cйsar, qu'ils йtaient plus heureux quand ils faisaient la guerre par leurs lieutenants que lorsqu'ils la faisaient en personne. En effet, Sossius, lieutenant d'Antoine, eut de grands succиs en Syrie; Canidius, qu'il avait laissй en Armйnie, soumit cette province, dйfit les rois des Ibйriens et des Albaniens, et s'avanзa jusqu'au mont Caucase. Tant d'exploits augmentaient, parmi tes Barbares, la gloire du nom d'Antoine, et leur donnaient la p1u& haute idйe de sa puissance.

XXXVI. Lui cependant, d'aprиs de nouveaux rapports qu'on lui avait faits contre Cйsar, et qui l'avaient fort irritй, fit voile pour l'Italie avec trois cents vaisseaux. Les Brundusiens ayant refusй l'entrйe de leur port а sa flotte, il gagna celui de Tarente. Lа, sa femme Octavie, qui йtait partie de Grиce avec lui, et qui, aprиs avoir eu une seconde fille, йtait encore enceinte, le conjura de lui permettre d'aller trouver son frиre. Antoine y consentit. Octavie, ayant rencontrй Cйsar en chemin, eut une confйrence avec lui, en prйsence de ses deux amis, Mйcиne et Agrippa; elle le conjura, de la maniиre la plus pressante, de ne pas faire que de la plus heureuse des femmes, elle devоnt la plus misйrable. « En ce moment, lui dit-elle, tout le monde a les yeux fixйs sur moi, en qui l'on voit la femme d'un de nos empereurs, et la soeur de l'autre. Si les conseils les plus fвcheux l'emportent et que la guerre se dйclare, il est douteux а qui de vous deux le destin accordera la victoire; mais il est certain que, pour quelque parti qu'elle se dйclare, je serai toujours malheureuse. » Cйsar, attendri pas ce discours, se rendit а Tarente avec des dispositions pacifiques. C'йtait un beau spectacle que de voir prиs du rivage une armйe nombreuse qui semblait immobile, et а la rade une flotte puissante qui se tenait а l'ancre, pendant que des deux cфtйs les chefs et les amis se visitaient rйciproquement, et se donnaient les tйmoignages d'amitiй les plus touchants. Antoine reзut le premier а souper Cйsar, qui voulut bien, par amitiй pour sa soeur, lui cйder la prioritй. Ils convinrent entre eux que Cйsar donnerait а Antoine deux lйgions pour la guerre contre les Parthes, et qu'Antoine cйderait а Cйsar cent galиres а proues d'airain. Octavie demanda de plus а son mari vingt brigantins pour son frиre, et а celui-ci mille hommes de plus pour son mari. Aprиs ces conventions rйciproques, il se sйparиrent. Cйsar alla sur-le-champ faire la guerre au fils de Pompйe, sur qui il voulait reconquйrir la Sicile; et Antoine, lui ayant remis Octavie avec ses deux enfants et ceux qu'il avait eus de Fulvie, repassa en Asie.

XXXVII. Mais le plus funeste de ses maux, sa passion pour Clйopвtre, qui paraissait assoupie depuis longtemps, qui semblait mкme avoir cйdй а des conseils plus sages, se rйveilla tout а coup lorsqu'il fut prиs de la Syrie, et se ralluma avec plus de fureur que jamais. Le coursier indocile et fougueux de son вme, comme dit Platon ayant enfin rejetй toutes les rйflexions utiles qui auraient pu le retenir, il envoya Fontйius Capito а Alexandrie, pour lui amener Clйopвtre en Syrie. A son arrivйe, il lui tйmoigna la joie qu'il avait de la revoir, non par des prйsents modiques, mais par le don qu'il lui fit de la Phйnicie, de la Coelйsyrie, de l'оle de Cypre, et d'une grande partie de la Cilicie. II y ajouta le canton de la Judйe qui porte le baume, et l'Arabie des Nabathйens, qui touche а la mer extйrieure 3. La peine que causaient aux Romains ces dons excessifs ne l'empкcha pas аe donner а de simples particuliers des tйtrarchies et de vastes royaumes; il dйpouilla aussi plusieurs rois de leurs Йtats, et entre autres Antigonus, roi des Juifs, qu'il fit mкme dйcapiter publiquement, supplice dont jusqu'alors aucun roi n'avait йtй puni. Mais rien ne paraissait plus honteux et plus humiliant aux Romains que les honneurs dont il comblait Clйopвtre; et ce qui en augmenta l'infamie, c'est qu'il fit йlever deux enfants jumeaux qu'il avait eus d'elle, un fils qu'il appela Alexandre, et une fille qu'il nomma Clйopвtre. il donna aussi au premier le surnom de Soleil, et а l'autre celui de Lune. Fait pour tirer vanitй des choses mкme les plus honteuses, il disait que la grandeur de l'empire romain paraissait bien moins dans ses conquкtes que dans les prйsents qu'il faisait; que la noblesse s'йtait propagйe par les successions et la postйritй de plusieurs rois; qu'ainsi le premier auteur de sa race йtait nй d'Hercule, qui n'avait pas voulu borner ses descendants aux enfants d'une seule femme, et, sans craindre ni les lois de Solon, ni les sentences des tribunaux contre ceux qui violaient les lois du mariage, avait donnй а la nature les tiges de plusieurs familles, en laissant des enfants en divers lieux.

XXXVIII. La mort d'Orodes, tuй par son fils Phraate, qui s'empara du royaume, йloigna de sa cour plusieurs grands d'entre les Parthes, et en particulier Monesиs, l'un des seigneurs les plus illustres et les plus puissants; il se rйfugia auprиs d'Antoine, qui, pour assimiler la fortune de Monesиs а celle de Thйmistocle, et disputer de magnificence et de gйnйrositй avec le roi de Perse, lui donna trois villes pour son entretien, Larisse, Arйthuse et Hiйrapolis, appelйe autrefois Bambycй. Mais le roi des Parthes ayant envoyй donner toute sыretй а Monesиs, s'il voulait revenir а sa cour, Antoine le laissa partir volontiers, se flattant de tromper Phraate en lui donnant l'espйrance de la paix, s'il voulait lui rendre les enseignes romaines prises sur Crassus, et les prisonneirs qui restaient encore dans ses Йtats. Aprиs avoir renvoyй Clйopвtre en Йgypte, il prit la route de l'Arabie et de l'Armйnie, oщ il fut joint par ses troupes et par celles des rois ses alliйs, car il en avait plusieurs, et entre autres Artavasde, roi d'Armйnie, le plus puissant de tous, qui lui avait amenй six mille chevaux et sept mille hommes de pied. Lа, il fit la revue de son armйe, qui se trouva forte de soixante mille hommes d'infanterie, tous Romains, et de dix mille cavaliers, tant Espagnols que Gaulois, qui йtaient rйputйs Romains. Il y avait trente mille hommes de diverses nations, en y comprenant la cavalerie et les troupes lйgиres.

XXXIX. Une armйe si puissante, et les prйparatifs de guerre qu'il avait faits, jetиrent l'effroi parmi le Indiens situйs au delа de la Bactriane, et firent trembler l'Asie. Mais sa passion pour Clйopвtre les rendit inutiles. Impatient d'aller passer l'hiver avec elle, il commenзa la guerre avant la saison convenable, et agit en tout avec une extrкme prйcipitation. incapable de faire usage de sa raison, et comme charmй par des breuvages et des enchantements, il tournait sans cesse ses regards vers cette femme, plus occupй d'aller bientфt la rejoindre que des moyens de vaincre les ennemis. Il aurait dы. prendre ses quartiers d'hiver dans l'Armйnie, pour y faire reposer ses troupes fatiguйes d'une marche de huit mille stades =, et, avant que les Parthes eussent quittй leurs cantonnements, s'emparer de la Mйdie aux premiers jours du printemps. mais, au lieu de suivre ces mesures prudentes, il leur fit continuer tout de suite leur marche; et laissant l'Armйnie а gauche, il entra dans l'Atropatиne, et la ravagea. Il faisait porter sur trois cents chariots toutes les batteries de siйge, parmi lesquelles йtait un bйlier de quatre-vingts pieds de long. si une seule de ces machines s'йtait rompue, il eыt йtй impossible de la refaire а temps, parce que les bois des provinces de la haute Asie ne sont ni assez longs ni assez durs pour кtre employйs а cet usage. Il йtait si pressй, que regardant ces batteries comme un obstacle а la promptitude de sa marche, il les laissa en chemin, sous la garde d'un officier nommй Tatianus, avec un corps de troupes, et alla mettre le siйge devant Phraata, ville considйrable, oщ йtaient les femmes et les enfants des rois des Mиdes. Le besoin lui fit bientфt sentir le tort qu'il avait eu de laisser ses batteries; et, pour y supplйer, il fit pousser contre la ville une levйe qui coыta beaucoup de temps et de peine.

XL. Phraate, en arrivant avec une armйe trиs nombreuse, apprit qu'Anrtoine avait laissй derriиre lui les chariots qui portaient ses machines de guerre; il envoya sur-le-champ une gros corps de cavalerie qui enveloppa Tatianus. cet officier fut tuй en combattant, et avec lui dix mille hommes de son dйtachement. Les Barbares se saisirent de toutes les batteries, et les mirent en piиces. ils firent aussi un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouva le roi Polйmon. Cet йchec reзu contre toute attente, au commencement de la guerre, affligea vivement les Romains; et le roi d'Armйnie, Artavasde, dйsespйrant des affaires d'Antoine, se retira avec ses troupes, quoiqu'il fыt le principal auteur de cette guerre. Les Parthes s'йtant prйsentйs avec fiertй devant les assiйgeants avec des bravades menaзantes, Antoine, qui ne voulait pas, en laissant ses troupes dans l'inaction, les abandonner au dйcouragement et а la frayeur, prit avec lui dix lйgions et trois cohortes prйtoriennes pesamment armйes, avec toute sa cavalerie, et les mena au fourrage, persuadй que c'йtait le plus sыr moyen d'attirer les ennemis hors de leurs retranchements. et d'en venir а une bataille rangйe. Il avait fait une journйe de chemin, lorsqu'il vit les Parthes qui, rйpandus autour de lui, cherchaient а tomber sur ses troupes pendant leur marche. Il йleva d'abord dans son camp le signal de la bataille. mais ensuite il fit plier les tentes, comme s'il eыt eu l'intention de ne pas combattre et de ramener ses troupes; il passa devant l'armйe des Barbares, qui йtait disposйe en forme de croissant; il avait ordonnй а sa cavalerie qu'aussitфt que les premiers rangs des ennemis seraient а portйe d'кtre chargйs par l'infanterie romaine, elle fondоt sur eux avec impйtuositй. Les Parthes, rangйs en bataille vis-а-vis des Romains, ne pouvaient assez admirer l'ordonnance de leur armйe, qui marchait sans jamais rompre ses intervalles ni ses rangs, et agitait ses javelots dans le plus grand silence.

XLI. Le signal du combat йtait а peine donnй, que la cavalerie romaine, tournant bride, chargea vivement les Parthes en poussant de grands cris. Quoiqu'elle eыt dйjа passй la portйe du trait, les Barbares la reзurent avec vigueur. mais l'infanterie les ayant attaquйs en mкme temps, en jetant aussi de grands cris et faisant rйsonner leurs armes, les chevaux des Parthes, effarouchйs de ce double bruit, se cabrиrent, et les cavaliers eux-mкmes, sans attendre qu'on en vоnt aux mains, prirent ouvertement la fuite. Antoine s'attacha vivement а leur poursuite, dans l'espйrance que ce seul combat terminerait la guerre, ou du moins en avancerait la fin. Aprиs que l'infanterie les eut poursuivis l'espace de cinquante stades, et la cavalerie trois fois autant, les Romains voulurent reconnaоtre le nombre des morts et des prisonniers ennemis, et ils ne trouvиrent que trente de ces derniers et quatre-vingts des autres. Ce fut alors un dйcouragement et un dйsespoir gйnйral, quand ils virent que dans leur victoire ils avaient tuй si peu de monde, et que dans leur dйfaite, а la prise des batteries, ils avaient perdu un si grand nombre de soldats. Le lendemain, ayant pliй bagage, ils reprirent le chemin de la ville de Phraata et de leur camp. Dans la route, ils rencontrиrent d'abord un corps d'ennemis peu considйrable, ensuite un plus grand nombre, enfin toute l'armйe, qui, 'comme des troupes fraоches qu'on n'aurait pas mises en dйroute, les harcelait de tous cфtйs et les dйfiait au combat. ces frйquentes escarmouches rendirent le retour des Romains а leur camp difficile et laborieux.

XLII. Cependant les Mиdes qu'on tenait assiйgйs ayant fait une sortie sur ceux qui gardaient la levйe, leur causиrent un tel effroi, qu'ils les mirent en fuite. Antoine, irritй contre eux, employa, pour punir leur lвchetй, l'ancienne peine de la dйcimation; il les partagea par dizaines, fit mourir de chaque dizaine celui que le sort avait dйsignй, et ordonna qu'on donnвt aux autres de l'orge au lieu de froment pour leur nourriture. Cette guerre, dйjа si fвcheuse pour les deux partis, leur faisait envisager encore un avenir plus terrible. Antoine йtait menacй d'une disette prochaine; il ne pouvait aller au fourrage sans remporter un grand nombre de morts et de blessйs. Phraate, de son cфtй, sachant que rien ne coыtait tant aux Parthes que d'кtre campйs pendant l'hiver, et de passer cette saison hors de leurs villes, craignait que si les Romains s'obstinaient а rester dans le pays, ses troupes ne l'abandonnassent, rebutйes par le froid qui commenзait а se faire sentir aprиs l'йquinoxe d'automne. il eut recours а la ruse, et ordonna aux plus distinguйs d'entre les Parthes de charger plus faiblement les Romains dans les fourrages et dans les autres rencontres, de leur laisser mкme а dessein prendre certaines choses, de louer leur valeur, et de leur dire que le roi des Parthes lui-mкme rendait justice а leur courage, et les regardait avec admiration comme les soldats les plus aguerris. Ces officiers s'approchant peu а peu, et restant paisiblement sur leurs chevaux, entrиrent en conversation avec les Romains, et accablиrent Antoine d'injures, de ce que, refusant les propositions de paix que Phraate lui faisait, afin d'йpargner tant de braves gens, il s'opiniвtrait а attendre les deux ennemis les plus redoutables, l'hiver et la faim, auxquels il leur serait impossible d'йchapper, quand mкme les Parthes voudraient leur en faciliter les moyens.

XLIII. Antoine, а qui ces propos furent rapportйs par plusieurs des siens, quoique adouci par les espйrances qu'il en conзut, ne voulut pas cependant entrer en nйgociation avec les Parthes, sans savoir auparavant de ces Barbares si prйvenants dans leurs paroles, s'ils parlaient ainsi de l'aveu de leur roi. Ils lui en donnиrent l'assurance, et l'exhortиrent а ne rien craindre, et а ne point se dйfier de leur maоtre. Alors il envoya quelques-uns de ses amis redemander les enseignes et les prisonniers qui restaient de la dйfaite de Crassus, ne voulant pas que Phraate le crыt trop heureux de se sauver de ses mains а quelque prix que ce fыt. Le Parthe lui fit dire de ne plus parler de cette restitution; mais s'il voulait se retirer sur-le-champ, il lui promettait la,paix, et une entiиre sыretй pour sa retraite. Antoine y consentit; et peu de jours aprиs, ayant fait charger ses bagages, il se mit en marche. Il avait plus de talent que personne pour parler а une grande multitude, et conduire une armйe par l'ascendant de ses discours; mais la honte et l'abattement oщ il йtait alors ne lui permirent pas de parler aux troupes pour les encourager, et il chargea de ce soin Domitius Йnobarbus. Il y en eut qui, prenant ce silence pour du mйpris, se crurent offensйs; mais tous les autres, qui en devinиrent la cause, furent touchйs de sa peine, et y virent un nouveau motif de lui tйmoigner plus de respect et plus d'obйissance. Il se disposait а reprendre le chemin par lequel il йtait venu, а travers une plaine dйcouverte et sans arbres, lorsqu'un homme du pays des Mardes, qui avait une longue expйrience des moeurs des Parthes, et qui, dans le combat oщ Antoine avait perdu ses machines, venait de donner aux Romains des preuves de sa fidйlitй, vint le trouver, et lui conseilla de faire sa retraite par la droite, afin de gagner les montagnes, et de ne pas engager des troupes chargйes d'armes et de bagage dans les plaines nues et dйcouvertes, oщ elles seraient exposйes а la cavalerie et aux flиches des Parthes. « C'est, ajouta-t-il, dans cette espйrance que Phraate vous a accordй des conditions de paix si favorables, pour vous engager а lever le siйge ; mais si vous voulez, je serai votre guide, et je vous conduirai par un chemin plus court, oщ vous aurez abondamment toutes les choses nйcessaires.

XLIV. Antoine, aprиs l'avoir entendu, dйlibйra sur le parti qu'il devait prendre. il ne voulait pas, aprиs le traitй qu'il venait de faire, montrer de la dйfiance des Parthes; mais d'un autre cфtй, sйduit par l'avantage de suivre un chemin plus court et de passer par des bourgs bien habitйs, oщ il trouverait tout ce qui lui serait nйcessaire, il demanda а cet homme quelle garantie il lui donnerait de sa fidйlitй. « Faites-moi lier, lui rйpondit le Marde, jusqu'а ce que j'aie rendu votre armйe en Armйnie. Il les conduisit, ainsi liй, les deux premiers jours, sans que rien troublвt leur marche. Le troisiиme jour, Antoine ne songeant а rien moins qu'aux Parthes, et plein de confiance, marchait nйgligemment, lorsque le Marde, s'apercevant que la digue qui retenait les eaux du fleuve йtait fraоchement rompue, et le chemin qu'il fallait tenir entiиrement inondй, comprit que c'йtait l'ouvrage des Parthes, qui, pour embarrasser et retarder la marche des Romains, avaient couvert le chemin de ces eaux. Il le fit remarquer а Antoine, et l'avertit d'avancer avec prйcaution, parce que les ennemis n'йtaient pas loin. En effet, il avait а peine rangй ses troupes en bataille, et placй entre les lignes les frondeurs et les gens de trait pour йcarter les ennemis, que les Parthes parurent et se rйpandirent de tous cфtйs, dans le dessein d'envelopper les Romains, et de porter le dйsordre dans tous les rangs. Mais les troupes lйgиres ayant fondu sur eux, les Parthes, aprиs en avoir blessй plusieurs а coups de flиches, et en avoir eu au moins autant des leurs de blessйs par les frondeurs et les gens de trait, s'йloignиrent а quelque distance. ils ne tardиrent pas а revenir а la charge ; mais la cavalerie gauloise ayant couru sur eux а toute bride, les poussa avec tant de vigueur, qu'ils furent entiиrement dispersйs, et ne reparurent plus de ce jour-lа.

XLV. Antoine, instruit, par cette tentative des Parthes, de ce qu'il devait faire, garnit de frondeurs et de gens de trait, non seulement son arriиre-garde, niais encore les deux ailes; et donnant а son armйe la forme d'un bataillon carrй, il marcha avec prйcaution, aprиs avoir donnй ordre а sa cavalerie, si l'ennemi revenait а la charge, de se borner а le repousser; et, quand elle l'aurait rompu, de ne pas le poursuivre bien loin. Par lа, les quatre jours suivants, les Parthes ayant reзu des Romains autant de mal qu'ils leur en faisaient eux-mкmes, devinrent moins ardents а les attaquer; et prenant l'hiver pour prйtexte, ils s'occupиrent de leur retraite. Le cinquiиme jour, Flavius Gallus, homme plein de courage et d'activitй, qui avait un commandement dans l'armйe, vint demander а Antoine la plus grande partie des troupes lйgиres de l'arriиre-garde, et une partie de la cavalerie qui йtait au front de l'armйe, promettant de faire quelque exploit signalй. Antoine lui ayant donnй ce dйtachement, il repoussa les ennemis qui йtaient venus а la charge; mais au lieu de se retirer aprиs cet avantage vers le gros de l'infanterie, comme Antoine le lui avait ordonnй, il s'opiniвtra а tenir ferme, avec plus de tйmйritй que de prudence. Les officiers de l'arriиre-garde le voyant sй' parй d'eux, renvoyиrent rappeler; mais il n'eut aucun йgard а leur avis. Alors un questeur, nommй Titius, prenant une des enseignes, voulut faire retourner celui qui la portait, et accabla Gallus d'injures, en lui reprochant de faire pйrir sans nйcessitй tant de braves gens. Gallus, lui ayant rйpondu sur le mкme ton, ordonna а ses troupes de rester auprиs de lui; et Titius se retira. Gallus, poussant toujours les ennemis qu'il avait en tкte, ne s'apercevait pas qu'il йtait enfermй par-derriиre; enfin se voyant chargй de tous cфtйs, il envoya demander du secours.

XLVI. Les commandants des lйgions, parmi lesquels йtait Canidius, qui avait le plus grand crйdit auprиs d'Antoine, firent alors une grande faute. au lieu de faire marcher au secours de Gallus toute leur infanterie, ils n'envoyиrent que de faibles dйtachements, qui, battus les uns aprиs les autres, auraient, par ces dйfaites partielles, rempli le camp d'йpouvante, et entraоnй une dйroute gйnйrale, si Antoine lui-mкme, accourant du front avec sou corps d'infanterie, n'eыt ouvert au milieu des fuyards un passage а la troisiиme lйgion, qui arrкta la poursuite des ennemis. Il ne pйrit pas moins de trois mille hommes dans cette occasion, et l'on rapporta cinq mille blessйs, au nombre desquels йtait Gallus, qui йtait percй par-devant de quatre flиches, et qui mourut bientфt de ses blessures. Antoine alla visiter tous les autres, et, fondant en larmes, il les consolait; il partageait leurs souffrances. Les blessйs, malgrй leurs douleurs, mon, traient un air satisfait; ils lui prenaient la main; ils le conjuraient de se retirer, pour prendre soin de lui-mкme, et de ne pas se fatiguer pour eux; et, l'appelant leur empereur, ils lui protestaient qu'ils croiraient leur vie assurйe, tant qu'il serait lui- mкme bien portant. En gйnйral, on peut dire que dans ces temps-lа aucun autre empereur n'assembla une armйe ni plus forte, ni composйe d'une jeunesse plus brillante, ni plus patiente dans les peines ; qui ne le cйdait pas mкme aux anciens Romains par son respect pour le gйnйral, par son obйissance et son affection, par un dйvouement gйnйreux qui, commun aux officiers et aux soldats, aux nobles et aux gens obscurs, leur faisait prйfйrer l'estime et les bonnes grвces d'Antoine а leur sыretй personnelle et а leur vie. On peut en assigner plusieurs causes, que nous avons dйjа fait connaоtre. c'йtait la grande naissance d'Antoine, la force de son йloquence, la simplicitй de son caractиre, sa libйralitй, sa magnificence, l'agrйment de ses plaisanteries et la facilitй de son commerce. Dans cette occasion en particulier, la compassion qu'il tйmoignait pour leurs maux et pour leurs souffrances, la gйnйrositй avec laquelle il fournissait а leurs besoins, rendit les blessйs mкmes et les malades plus empressйs а lui obйir que ceux qui n'йprouvaient aucun mal.

XLVII. Les ennemis, qui, fatiguйs de tant d'attaques, se disposaient а cesser leur poursuite, furent tellement ranimйs par cette victoire, et conзurent un tel mйpris pour les Romains, qu'ils passиrent la nuit prиs de leur camp, persuadйs que le lendemain ils trouveraient les tentes abandonnйes, et qu'ils en pilleraient toutes les richesses. Aussi, dиs la pointe du jour, parurent-ils en bien plus grand nombre que les jours prйcйdents. on assure qu'ils n'йtaient pas moins de quarante mille chevaux, et que le roi y avait envoyй jusqu'а sa compagnie des gardes, comme а une victoire qui ne pouvait leur йchapper. pour lui, il ne se trouva jamais en personne а aucun combat. Antoine, qui se disposait а haranguer ses soldats, demanda une robe noire, afin d'exciter davantage leur compassion; mais ses amis s'y йtant opposйs, il sortit avec sa cotte d'armes de gйnйral, et, dans le discours qu'il leur fit, il donna des йloges а ceux qui avaient vaincu l'ennemi, et fit de vifs reproches а ceux qui avaient pris la fuite. Les premiers l'exhortиrent а avoir confiance en eux. les autres, en se justifiant, se soumirent а кtre dйcimйs, ou а subir а son grй toute autre espиce de punition; ils le conjurиrent seulement de bannir la tristesse et le chagrin qu'ils lui avaient causйs. Antoine alors levant les mains au ciel, demanda aux dieux que si ses prospйritйs prйcйdentes devaient кtre compensйs par quelque malheur, ils le fissent tomber sur lui seul, et qu'ils donnassent а son armee le salut et la victoire.

XLVIII. Le lendemain, aprиs avoir fortifiй leurs flancs, ils se remirent en marche. Les Parthes, s'йtant prйsentйs pour les charger, trouvиrent tout autre chose que ce qu'ils avaient attendu. ils croyaient marcher, non а un combat, mais а un pillage et а un butin assurй, lorsque les Romains, faisant pleuvoir sur eux une grкle de traits, montrиrent autant de courage et d'ardeur que s'ils eussent eu des troupes toutes fraоches, et jetиrent les ennemis dans le dйcouragement. Mais les Romains ayant eu а descendre des coteaux dont la pente йtait rapide et oщ ils ne pouvaient aller que lentement, ils furent assaillis par les flиches des Parthes. Alors les soldats lйgionnaires, se tournant vers l'ennemi, enfermиrent dans leurs rangs l'infanterie lйgиre. le premier rang mit un genou en terre et se couvrit de ses boucliers; le second plia de mкme un genou, et йleva ses boucliers sur ceux du premier rang; le troisiиme en fit autant: et cette suite de boucliers, qui, semblable а un toit, prйsentait l'image des degrйs d'un thйвtre, fut, pour les soldats, la plus sыre dйfense contre les flиches des Parthes, qui glissaient sur cette surface d'airain. Les ennemis, prenant pour une marque de lassitude et d'йpuisement, le mouvement que les Romains avaient fait de mettre un. genou а terre, laissиrent leurs arcs et leurs flиches, et, armйs de leurs piques, s'approchиrent pour les charger. а l'instant les Romains, se levant en poussant de grands cris, et frappant les ennemis de leurs йpieux, abattent а leurs pieds ceux qui sont le plus prиs d'eux, et mettent les autres en fuite. Cette manoeuvre, qu'ils furent obligйs de rйpйter les jours suivants, ne leur permit pas de faire beaucoup de chemin.

XLIX. Cependant la famine commenзait а se faire sentir dans l'armйe, qui ne pouvait se procurer de blй sans combat, et qui manquait de moulins pour le moudre. On avait йtй obligй de les abandonner, la plupart des bкtes de somme ayant pйri, et les autres йtant employйes а porter les malades et les blessйs. Le boisseau attique de froment se vendait, dit-on, dans le camp, cinquante drachmes, et les pains d'orge valaient leur poids en argent. Ils eurent donc recours aux herbes et aux racines ; et comme ils en trouvaient peu de celles qu'ils avaient coutume de manger, la nйcessitй les forзa de se nourrir de celles qu'ils ne connaissaient pas. ils en rencontrиrent une qui leur фtait le sens et les faisait mourir. Ceux qui en avaient mangй ne se souvenaient de rien, ne reconnaissaient rien, et ne faisaient autre chose que de remuer et de retourner des pierres, comme l'ouvrage le plus important et le plus digne de les occuper. Toute la plaine йtait couverte de soldats qui, courbйs vers la terre, arrachaient des pierres et les changeaient de place. Enfin, aprиs avoir vomi beaucoup de bile, ils mouraient subitement, surtout depuis que le vin, le seul remиde qu'on eыt trouvй contre ce poison, leur eut manquй. II en avait pйri plusieurs; et Antoine voyant que les Parthes ne s'йloignaient pas, s'йcria plusieurs fois. "O retraite des dix mille!" par un sentiment d'admiration pour ces dix mille Grecs qui, sous la conduite de Xйnophon, avaient fait bien plus de chemin que ses troupes pour retourner de la Babylonie en Grиce, et qui, ayant eu bien plus d'ennemis а combattre, йtaient rentrйs heureusement dans leur patrie.

L. Les Parthes, qui ne pouvaient ni enfoncer ni rompre l'ordonnance des Romains, et qui avaient йtй dйjа plusieurs fois battus et mis en fuite, eurent de nouveau recours а la ruse; ils se mкlиrent. comme en pleine paix, avec ceux qui allaient chercher du blй ou des vivres, et, leur montrant leurs arcs dйbandйs, ils leur assuraient qu'ils allaient retourner sur leurs pas et cesser de les poursuivre; que seulement ils seraient suivis un ou deux jours par quelques Mиdes qui ne les troubleraient pas dans leur marche, et qui se borneraient а dйfendre du pillage les bourgs les plus йcartйs. Ils accompagnaient ces paroles d'adieux et de tйmoignages d'amitiй, en apparence si sincиres, que les Romains y prirent confiance, et qu'Antoine lui-mкme, а qui l'on en rendit compte, dйsira de prendre le chemin de la plaine, parce qu'il ne devait pas trouver de l'eau dans les montagnes. Il se disposait а le faire, lorsqu'il vit arriver dans son camp un officier parthe, nommй Mithridate, cousin de ce Monesиs qui avait passй quelque temps auprиs d'Antoine et avait reзu de lui trois villes en prйsent. Cet officier demanda qu'on l'abouchвt avec quelqu'un qui entendоt la langue des Parthes ou celle des Syriens. On fit venir Alexandre d'Antioche, un des amis d'Antoine, а qui le Partite se fit connaоtre. il dit qu'il venait de la part de Monesиs qui voulait reconnaоtre les bienfaits d'Antoine; il lui demanda ensuite s'il voyait dans le lointain une longue chaоne de hautes montagnes. Sur la rйponse affirmative d'Alexandre. C'est, continua Mithridate, au pied de ces montagnes que les Parthes vous dressent des embыches avec toutes leurs troupes. Au-dessous des montagnes sont de vastes plaines oщ ils vous attendent, aprиs vous avoir trompйs, en vous persuadant de prendre ce chemin et de quitter celui des hauteurs. Ce dernier, а la vйritй, vous fera йprouver la soif et les fatigues auxquelles vous кtes dйjа accoutumйs; mais si Antoine prend l'autre, il y trouvera les mкmes malheurs que Crassus. » Aprиs lui avoir donnй cet avis, il se retira.

LI. Antoine, troublй du rapport qu'on vint lui en faire, assembla ses amis, et consulta le Marde qui lui servait de guide, et qui lui dit qu'il n'avait pas un autre avis que l'officier parie. « Je sais par expйrience, ajouta-t-il que quand mкme vous n'auriez pas d'ennemis а craindre, le chemin de la plaine serait toujours trиs difficile; les dйtours qu'on est obligй de prendre n'ont point de traces battues qui puissent les faire reconnaоtre; au lieu que l'autre route, quoique plus rude, ne vous exposera а d'autre fatigue que d'кtre une journйe sans eau. » Sur cette rйponse, Antoine changea d'avis; et dиs la nuit mкme il se mit en marche, aprиs avoir ordonnй а ses soldats de porter avec eux de l'eau. mais la plupart manquaient de vases pour la mettre; quelques-uns donc en remplirent leurs casques, et d'autres en mirent dans des outres. Les Parthes, avertis de leur dйpart, se mirent, contre leur usage, dиs la nuit mкme, а les poursuivre, et, au lever du soleil, ils atteignirent l'arriиre-garde. Les Romains, qui avaient fait cette nuit deux cent quarante stades, йtaient accablйs de veilles et de fatigue. l'arrivйe subite des ennemis, qu'ils йtaient bien loin d'attendre, les jeta dans ie dйcouragement. Les combats continuels qu'il fallait livrer а chaque pas augmentaient encore leur soif. Ceux qui marchaient les premiers arrivиrent aux bords d'une riviиre, dont l'eau fraоche et limpide йtait salйe et malfaisante; on en avait а peine bu, qu'elle causait des tranchйes violentes et des douleurs trиs vives, et qu'elle irritait la soif au lieu de l'apaiser. Le Marde les en avait avertis; mais, malgrй tout ce qu'on put leur dire, il fut impossible de les empкcher d'en boire. Antoine parcourait les rangs, et les conjurait de souffrir un peu de temps, en les assurant qu'ils trouveraient prиs de lа une autre riviиre dont l'eau йtait trиs saine, qu'ensuite le reste du chemin йtant escarpй et impraticable a la cavalerie, les ennemis seraient obligйs de se retirer. En mкme temps il fit sonner la retraite pour rappeler ceux qui combattaient, et donna le signal de dresser les tentes, afin que les soldats pussent respirer quelque temps la fraоcheur de l'ombre.

LII. Les tentes йtaient а peine dressйes, et les Parthes retirйs, selon leur coutume, que Mithridate vint une seconde fois parler а Alexandre, et lui dire qu'il exhortait Antoine а se remettre en marche dиs que ses troupes seraient un peu reposйes, et а gagner la riviиre le plus promptement qu'il pourrait, parce que les ennemis ne la passeraient point, et borneraient lа leur poursuite. Alexandre alla faire part de cet avis а Antoine, qui le chargea de porter а Mithridate une grande quantitй de coupes et de flacons d'or. Cet officier en prit autant qu'il put en cacher sous sa robe, et se retira. Il faisait encore jour lorsque les Romains ayant levй leurs tentes se mirent en marche sans кtre harcelйs par les ennemis; mais ils se donnиrent eux-mкmes la nuit la plus fвcheuse et la plus alarmante qu'ils eussent encore passйe. Des soldats, aprиs avoir massacrй ceux qui йtaient chargйs de l'or ou de l'argent de l'armйe, se mirent а le piller avec celui que portaient les bкtes de somme; enfin, se jetant sur les йquipages mкme d'Antoine, ils rompirent sa vaisselle et ses tables, qui йtaient d'un grand,prix, et se les partagиrent. Les troupes, persuadйes que les ennemis, dans une attaque nocturne, avaient mis tout le camp en dйroute, йtaient dans le trouble et l'effroi. Antoine appelant un de ses gardes, nommй Rhamus, qui йtait son affranchi, lui fait jurer qu'au premier ordre qu'il lui en donnera il lui passera son йpйe au travers du corps, et lui coupera la tкte, afin qu'il ne puisse ni tomber en vie dans les mains des ennemis, ni кtre reconnu aprиs sa mort. Ses amis fondaient en larmes, et le Marde s'efforзait de le rassurer, en lui disant que la riviиre йtait proche, qu'il en jugeait а un vent frais et humide qui, commenзant а se faire sentir, rendait la respiration plus facile et plus douce; que le temps qu'ils avaient mis dans leur marche йtait une preuve certaine qu'ils touchaient au terme de leur course, puisqu'il ne restait que trиs peu de nuit. On vint en mкme temps lui apprendre que le tumulte n'avait eu d'autre cause que l'avarice et la violence de quelques soldats. alors, pour rйtablir l'ordre parmi ses troupes, aprиs l'agitation et l'effroi qu'elles venaient d'йprouver, il fit donner l'ordre de camper.

LIII. Le jour commenзait а paraоtre, et l'armйe reprenait son ordre et sa tranquillitй, lorsque l'arriиre-garde se sentit assaillie par les flиches des Parthes. Aussitфt Antoine fait donner aux troupes lйgиres le signal du combat; et le corps de l'infanterie se couvrant de ses boucliers, comme il avait fait auparavant, reзoit sans danger les flиches des ennemis, qui n'osent plus les approcher. Ceux qui formaient les premiers rangs, avanзant ainsi peu а peu, aperзoivent bientфt la riviиre; et Antoine, plaзant la cavalerie sur le bord pour tenir tкte а l'ennemi, fait d'abord passer les malades. Bientфt ceux qui soutenaient l'attaque des ennemis eurent la facilitй de boire sans inquiйtude; car les Parthes n'eurent pas plutфt vu la riviиre, que, dйbandant leurs arcs, ils exhortиrent les Romains а la passer paisiblement, et donnиrent de grands йloges а leur valeur. Quand les Romains l'eurent passйe sans obstacle; et qu'ils eurent repris haleine, ils continuиrent leur marche, mais sans trop se fier aux Parthes. Enfin, le sixiиme jour depuis le dernier combat, ils arrivиrent aux bords de l'Araxe, qui sйpare la Mйdie (le l'Armйnie, et qui leur parut difficile a traverser par sa profondeur et sa rapiditй; d'ailleurs, il courut un bruit dans l'armйe que les ennemis йtaient en embuscade dans les environs, pour les charger au passage. Mais aprиs l'avoir passй en sыretй, ils entrиrent dans l'Armйnie; et alors, comme s'ils revoyaient la terre aprиs une longue navigation, ils l'adorиrent; ensuite, fondant en larmes et йprouvant la plus douce joie, ils s'embrassиrent mutuellement. Comme ils traversaient un pays riche et fertile, oщ, aprиs une grande disette, ils trouvaient une nourriture abondante et variйe, ils mangиrent avec excиs, et se donnиrent des hydropisies et des coliques violentes.

LIV. Antoine ayant fait la revue de son armйe, la trouva diminuйe de vingt mille hommes de pied et de quatre mille chevaux; sur ce nombre il n'y en avait pas la moitiй qui eыt pйri par les mains des ennemis, tout le reste йtait mort de maladie. Ils eurent vingt-sept jours de marche depuis leur dйpart de la ville de Phraata jusqu'en Armйnie, et dans cet espace de temps ils avaient battu dix-huit fois les Parthes; niais ces victoires n'avaient pas un succиs complet, parce qu'ils ne pouvaient poursuivre bien loin les ennemis. Ce fut surtout а cela qu'on reconnut qu'Artavasde, roi d'Armйnie, avait seul enlevй au gйnйral romain toute la gloire que celui-ci pouvait attendre de cette guerre. Si les seize mille chevaux qu'il avait amenйs de la Mйdie fussent restйs auprиs d'Antoine, comme ils йtaient armйs а la maniиre des Parthes et accoutumйs а combattre contre eux, lorsque les Romains avaient eu mis en fuite les ennemis, ces Armйniens, en s'attachant а leur poursuite, les auraient empкchйs de se rallier aprиs leur dйfaite, et de revenir si souvent а la charge. Aussi tous les Romains, dans le ressentiment qu'ils en conservaient, pressaient-ils Antoine de punir cet Armйnien. mais Antoine, plus prudent et plus sage, ne voulut ni lui reprocher sa trahison, ni lui donner moins de tйmoignages d'affection et de marques d'honneur qu'il n'avait fait jusqu'alors. la faiblesse et les besoins de son armйe lui prescrivaient ces mйnagements. Mais dans la suite, lorsqu'il rentra en armes dans l'Armйnie, il lui persuada, par les invitations et les promesses les plus pressantes, de venir le trouver; et quand il l'eut entre les mains, il le retint prisonnier, et le conduisit chargй de fers а Alexandrie, oщ il le fit servir а orner son triomphe. Il est vrai qu'il indisposa fort les Romains, en prostituant а des Йgyptiens, pour plaire а Clйopвtre, une pompe qui faisait le plus bel ornement de leur patrie; niais cela n'eut lieu que longtemps aprиs.

LV. Impatient d'arriver en Йgypte, Antoine pressa tellement sa marche, dans un hiver rigoureux et au milieu de neiges continuelles, qu'il perdit huit mille hommes dans le chemin, et qu'il n'arriva qu'avec trиs peu de troupes auprиs de la mer, dans un bourg appelй Leucocome, entre Bйryte et Sidon. ce fut lа qu'il attendit Clйopвtre; et comme elle tardait а venir, il tomba dans la tristesse et dans la langueur. Cependant il chercha bientфt une distraction а son chagrin dans la dйbauche de la table; mais il ne pouvait s'y tenir longtemps tranquille; il se levait а tout moment, et, laissant les autres convives continuer de boire, il allait au rivage, pour voir si Clйopвtre venait. Elle arriva enfin, avec des habits et de l'argent pour les soldats. Quelques йcrivains disent qu'elle n'apporta que les habits, et qu'Antoine leur distribua de son argent, comme si Clйopвtre le leur donnait. Il s'йleva vers ce mкme temps entre le roi des Mиdes et Phraate, roi des Parthes, une grande contestation, qui eut, dit-on, pour premiиre cause le partage des dйpouilles romaines, mais qui s'accrut ensuite au point de faire craindre au roi des Mиdes la perte de son royaume. Il envoya donc des ambassadeurs а Antoine, pour l'engager а dйclarer la guerre aux Parthes, lui promettant de le seconder de toutes ses forces. Cette proposition fit concevoir а Antoine les plus grandes espйrances; elle lui assurait la seule ressource qui lui eыt manquй dans la premiиre expйdition pour soumettre les Parthes, de la cavalerie et des gens de trait; et maintenant, loin d'avoir а en demander, on venait les lui offrir, et on regardait comme un service important qu'il voulыt les accepter. Il se disposa donc а rentrer en Armйnie, et aprиs qu'il se serait abouchй avec le roi des Mиdes, sur les bords de l'Araxe, а commencer la guerre contre les Parthes.

LVI. Cependant а Rome Octavie ayant dйsirй de s'embarquer pour aller trouver Antoine, Cйsar y consentit, moins pour satisfaire le dйsir de sa soeur, que dans l'espйrance, comme le disent la plupart des historiens, que le mйpris et les outrages qu'elle recevrait lui fourniraient un prйtexte spйcieux de faire la guerre а Antoine. En arrivant а Athиnes, elle reзut des lettres de son mari qui lui ordonnait de l'y attendre, et qui lui apprenait l'expйdition qu'il avait projetйe en Asie. Octavie, qui devina sans peine le motif d'un ordre si offensant pour elle, lui rйpondit pour lui demander oщ il voulait qu'elle lui fit passer tout ce qu'elle avait apportй pour lui. c'йtait une grande provision d'habits pour les soldats, beaucoup de bкtes de somme, de l'argent et des prйsents considйrables pour les officiers et pour ses amis. Elle lui avait amenй aussi deux mille hommes d'йlite, trиs bien йquipйs, et couverts d'aussi belles armes que les cohortes prйtoriennes. Niger, un des amis d'Antoine, qu'elle avait chargй de cette lettre, aprиs avoir remplir sa commission, ajouta des йloges d'Octavie, qui йtaient bien mйritйs. Clйopвtre, qui sentit qu'Octavie venait lui disputer le coeur d'Antoine, craignant qu'une femme si estimable par la dignitй de ses moeurs, et soutenue de toute la puissance de Cйsar, n'employвt pas longtemps auprиs de son mari les charmes de sa conversation et l'attrait de ses caresses, sans prendre sur lui un ascendant invincible et s'en rendre entiиrement maоtresse, feignit d'avoir pour Antoine la passion la plus violente, et affecta d'attйnuer son corps, en prenant peu de nourriture. Toutes les fois qu'il venait chez elle, il lui trouvait le regard йtonnй ; et quand il en sortait, elle avait les yeux abattus de langueur. Attentive а paraоtre souvent en larmes, elle se hвtait de les essuyer et de les cacher, afin de les dйrober а Antoine; elle faisait surtout usage de ces ressources lorsqu'elle le voyait disposй а quitter la Syrie pour aller joindre le roi des Mиdes.

LVII. Ses flatteurs, qui voulaient paraоtre jaloux de la servir, faisaient а Antoine les plus vifs reproches. ils le traitaient de coeur dur et insensible; ils l'accusaient de laisser mourir de chagrin une femme qui ne respirait que pour lui. « Octavie, lui disaient- ils, ne vous est unie que pour les intйrкts de son frиre; elle jouit de tous les avantages attachйs au titre d'йpouse, et Clйopвtre, reine de tant de peuples, n'est appelйe que la maоtresse d'Antoine. cependant elle ne refuse pas ce nom, et ne s'en croira pas dйshonorйe, pourvu qu'elle puisse vous voir et vivre avec vous; mais, si vous l'abandonnez, elle ne survivra pas а son malheur. » Antoine, attendri ou plutфt amolli par ces discours, et craignant que Clйopвtre ne renonзвt en effet а la vie, retourna tout de suite а Alexandrie, et renvoya au printemps l'expйdition de Mйdie, quoiqu'il eыt appris que les Parthes йtaient agitйs de sйditions. Il rentra cependant dans la Mйdie; mais ce fut simplement pour faire alliance avec le roi, en mariant а une fille de ce prince, qui йtait encore fort jeune, un des fils qu'il avait eus de Clйopвtre I ; et aussitфt aprиs le mariage il s'en retourna, dйjа tout occupй de ses projets de guerre civile.

LVIII. Dиs qu'Octavie fut de retour d'Athиnes, Cйsar, indignй de l'affront qu'elle avait reзu, lui ordonna de quitter la maison d'Antoine, et de se loger seule ailleurs. mais elle lui rйpondit qu'elle ne sortirait pas de la maison de son mari, et que s'il n'avait pas lui-mкme d'autre motif de faire la guerre а Antoine, elle le conjurait d'oublier tout ce qui la regardait personnellement; qu'il serait odieux que deux grands empereurs plongeassent les Romains dans une guerre civile, l'un par l'amour d'une femme, et l'autre par jalousie. Sa conduite prouva ses dispositions encore mieux que ses paroles; elle continua d'habiter la maison de son mari, comme s'il eыt йtй prйsent; elle fit йlever avec autant de soin que de magnificence, non seulement les enfants qu'elle avait eus d'Antoine, mais encore ceux qu'il avait eus de Fulvie; les amis de son mari qui venaient de sa part а Rome, soit pour briguer des charges, soit pour suivre des affaires particuliиres, elle les recevait chez elle, et leur faisait obtenir de son frиre les grвces qu'ils sollicitaient. En agissant ainsi, elle nuisit, contre son intention, а Antoine, dont les injustices envers une telle femme excitaient contre lui la haine publique.

LIX. Il se rendit encore plus odieux par le partage qu'il fit, а Alexandrie, aux enfants de Clйopвtre; partage dictй par l'orgueil digne d'un roi de thйвtre, et qui parut fait en haine des Romains. Aprиs avoir rempli le gymnase d'une multitude immense, et fait dresser sur un tribunal d'argent deux trфnes d'or, l'un pour lui-mкme et l'autre pour Clйopвtre; il la dйclara reine d'Йgypte, de Cypre, d'Afrique et de la Cmlйsyrie, et lui associa Cesarion, qui passait pour fils du premier Cйsar, qui avait laissй Clйopвtre enceinte. Il confйra ensuite le titre de rois des rois aux enfants qu'il avait eus de cette reine, et donna а Alexandre l'Armйnie, la Mйdie, et le royaume des Parthes, quand il en aurait fait la conquкte. Ptolйmйe, son second fils, eut la Phйnicie, la Syrie et la Cilicie. Il les prйsenta tous les deux au peuple. Alexandre йtait vкtu d'une robe mйdique, et portait sur la tкte la tiare et le bonnet pointu qu'on appelle cidaris, ornements des rois des Mиdes et des Armйniens; Ptolйmйe avait un long manteau, des pantoufles, et un bonnet entourй d'un diadиme, habillement des successeurs d'Alexandre. Aprиs que ces deux princes eurent saluй leur pиre et leur mиre, ils furent environnйs l'un d'une garde d'Armйniens, l'autre d'une garde macйdonienne. Depuis ce jour, Clйopвtre ne parut plus en public que vкtue de la robe consacrйe а Isis, et donna ses audiences au peuple sous le nom de la nouvelle Isis.

LX. Cйsar, par le rapport qu'il fit au sйnat de ce partage, par les accusations qu'il reproduisit souvent contre Antoine dans les assemblйes du peuple, lui attira une haine universelle. Antoine, de son .cфtй, envoya des gens а Rome pour accuser Cйsar. Les plus grands de ses griefs йtaient, premiиrement, que Cйsar, aprиs avoir enlevй la Sicile а Sextus Pompйe, ne lui eыt pas donnй la moitiй de cette оle; secondement, que, cette guerre finie, il eыt gardй les vaisseaux qu'il avait empruntйs de lui pour la faire; troisiиmement, qu'ayant chassй Lйpidus de ses gouvernements, et l'ayant rйduit а l'йtat obscur de simple particulier, il eыt retenu l'armйe, les provinces et les revenus qu'on avait assignйs а ce triumvir; quatriиmement enfin, qu'il eыt distribuй а ses soldats presque toutes les terres de l'Italie, sans en rien laisser pour les troupes d'Antoine. A ces accusations Cйsar rйpondait qu'il avait dйpouillй Lйpidus de ses gouvernements, parce qu'il abusait insolemment de son autoritй: qu'il partagerait avec Antoine les provinces qu'il avait conquises, lorsque Antoine lui ferait part de l'Armйnie; que les soldats d'Antoine ne devaient. pas entrer dans le partage de l'Italie, puisqu'ils avaient dйjа la Mйdie et les pays des Parthes, ajoutйs а l'empire romain par les exploits glorieux qu'ils avaient faits avec leur gйnйral. Antoine йtait en Armйnie, lorsqu'il apprit ce qui se passait а Rome. aussitфt il ordonne а Canidius de prendre seize lйgions et de les conduire vers la mer, tandis qu'il se rendrait lui- mкme а Йphиse avec Clйopвtre. Ce fut dans cette ville qu'il vit arriver de tous cфtйs sa flotte, qui, en y comprenant les vaisseaux de charge, йtait forte de huit cents voiles. Clйopвtre en avait fourni deux cents, outre vingt mille talents. et des vivres pour toute l'armйe pendant la durйe de la guerre.

LXI. Domitius et quelques autres amis d'Antoine lui avaient persuadй de renvoyer Clйopвtre en Йgypte, pour y attendre la fin de la guerre. mais cette reine, craignant qu'Octavie ne le rйconciliвt une seconde fois avec Cйsar, persuada а Canidius, а force d'argent, de parler en sa faveur а Antoine, de lui reprйsenter qu'il n'йtait ni juste d'йloigner de cette guerre une princesse qui fournissait pour la faire des secours si considйrables, ni utile а ses intйrкts de dйcourager, par la retraite de leur reine, les Йgyptiens, qui faisaient une grande partie de ses forces navales. Canidius ajouta que Clйopвtre. ne lui paraissait infйrieure en prudence а aucun des rois qui combattaient sous ses ordres; elle qui avait longtemps gouvernй seule un empire si vaste, et qui, depuis qu'elle vivait avec lui, avait appris а conduire les plus grandes affaires. Ces raisons triomphиrent de l'opposition d'Antoine; car il fallait que Cйsar devint seul maоtre de tout l'empire romain. Lorsqu'il eut rassemblй toutes ses forces, ils firent voile pour Samos, oщ ils passиrent tout leur temps en plaisirs et en fкtes. Comme les rois, les princes, les tйtrarques, les nations et les villes, depuis la Syrie jusqu'aux Palus-Mйotides, а l'Armйnie et а l'Illyrie', avaient reзu l'ordre d'apporter ou d'envoyer toutes les provisions dont Antoine avait besoin pour la guerre, on n'avait pas non plus oubliй de convoquer а Samos tous les comйdiens, tous les farceurs, tous les artisans du dieu Bacchus'. Ainsi, pendant que la terre entiиre poussait des soupirs et des gйmissements, une seule оle retentit, durant plusieurs jours, du son des flыtes et des autres instruments de musique; tous les thйвtres йtaient remplis de choeurs qui disputaient le prix, des divers genres de poйsie. Chaque ville envoyait un boeuf pour les sacrifices, et c'йtait entre les rois une rivalitй de magnificence et de faste dans les repas et dans les prйsents qu'ils se donnaient. Aussi l'on se demandait partout ce que feraient donc tous ces rois pour cйlйbrer leurs victoires dans leurs pompes triomphales, puisque dans les prйparatifs de la guerre ils donnaient des fкtes si magnifiques.

LXII. Aprиs qu'Antoine eut terminй toutes ces fкtes, il donna aux comйdiens qu'il avait employйs la ville de Priиne pour habitation, et s'embarqua pour Athиnes, oщ tous les jours se passиrent aussi en jeux et en spectacles. Clйopвtre, jalouse des honneurs qu'Octavie avait reзus dans cette ville, dont les habitants lui avaient donnй des marques singuliиres d'affection, gagna le peuple par les largesses qu'elle lui fit. Les Athйniens lui dйcernиrent donc des honneurs particuliers, et lui envoyиrent le dйcret par des dйputйs. Antoine, comme citoyen d'Athиnes, йtait а leur tкte; et il porta la parole au nom de la ville. Ce fut alors qu'il envoya des gens а Rome pour chasser Octavie de sa maison. elle en sortit, emmenant avec elle tous les enfants d'Antoine, exceptй l'aоnй de ceux qu'il avait eus de Fulvie, et qui йtait auprиs de son pиre; elle fondait en larmes, et se dйsolait de pouvoir кtre regardйe par les Romains comme une des causes de la guerre civile. Le peuple gйmissait moins sur le sort d'Octavie que sur l'aveuglement d'Antoine, principalement ceux qui, ayant vu Clйopвtre, savaient que cette reine ne l'emportait sur Octavie ni pour la beautй, ni pour la fleur de la jeunesse.

LXIII. Cйsar ayant appris la grandeur et la promptitude des prйparatifs d'Antoine, en fut troublй, et craignit d'кtre obligй de commencer la guerre cet йtй-lа mкme, lorsqu'il manquait encore de beaucoup de provisions, et que le peuple йtait mйcontent des impфts dont il l'accablait. Tous les citoyens йtaient forcйs de payer le quart de leur revenu, et les fils d'affranchi de donner la valeur du huitiиme de leurs fonds. Des contributions si onйreuses excitaient des plaintes gйnйrales, et causaient des troubles dans toute l'Italie. Aussi une des plus grandes fautes qu'Antoine put faire, c'йtait de diffйrer d'attaquer Cйsar, et de lui donner par ce dйlai le temps de faire ses prйparatifs et de dissiper les troubles qui s'йtaient йlevйs; car le peuple, qui s'aigrissait quand on levait les impфts, redevenait calme quand il les avait payйs. Titius et Plancus, deux amis d'Antoine, et tous deux hommes consulaires, devenus l'objet des mauvais traitements de Clйopвtre, parce qu'ils s'йtaient le plus opposйs а son sйjour а l'armйe, abandonnиrent Antoine, et se retirиrent auprиs de Cйsar, а qui ils firent connaоtre le testament d'Antoine, dont ils savaient toutes les dispositions. Il йtait entre les mains des vestales, qui refusиrent de le remettre а Cйsar, et qui lui dirent que s'il voulait l'avoir, il vоnt le prendre lui-mкme. Il y alla, le prit, et en le lisant seul en particulier, il marqua les endroits qui lui parurent les plus rйprйhensibles.

LXIV. Ayant ensuite assemblй le sйnat, il en lit la lecture, action dont la plupart des sйnateurs furent rйvoltйs; il leur parut йtrange et odieux qu'on voulыt rendre un homme responsable durant sa vie de ce qui ne devait кtre exйcutй qu'aprиs sa mort'. Cйsar releva surtout les dispositions relatives а sa sйpulture. il voulait que, quand mкme il mourrait а Rome, son corps, aprиs avoir traversй en pompe la place publique, fыt transportй а Alexandrie, et remis а Clйopвtre. Calvisius, ami de Cйsar, fit connaоtre le tort qu'Antoine s'йtait donnй pour faire plaisir а cette reine, en lui donnant la bibliothиque de Pergame, composйe de deux cent mille volumes ; il ajouta que dans un festin, en prйsence d'une compagnie nombreuse, il s'йtait levй de table et avait touchй le pied de Clйopвtre, signal de convention pour leur rendez-vous. Il avait souffert que les Йphйsiens appelassent devant lui Clйopвtre leur souveraine; et souvent, pendant qu'assis sur son tribunal, il donnait audience aux rois et aux tйtrarques, il recevait d'elle, dans des tablettes de cristal et de cornaline, des billets tendres qu'il ne rougissait pas de lire. Furnius, homme d'une trиs grande dignitй, et alors le plus йloquent des Romains, plaidait un jour devant lui. Clйopвtre ayant passй sur la place dans une litiиre, Anteirxe, qui l'aperзut, quitta l'audience, et l'accompagna en soutenant sa litiиre. Mais on soupзonnait Calvisius d'avoir forgй la plupart de ces accusations ; les amis qu'Antoine avait а Rome sollicitиrent le peuple en sa faveur, et lui envoyиrent Gйminius, l'un d'entre eux, pour le conjurer de penser а lui, de prendre garde qu'on n'en vоnt а le dйpouiller de toute sa puissance, et а le dйclarer ennemi du peuple romain.

LXV. Gйminius ne fut pas plutфt arrivй en Grиce, que Clйopвtre, le soupзonnant d'кtre venu pour les intйrкts d'Octavie, ne cessa de le railler а table, oщ elle lui donnait toujours les places les moins honorables. Il souffrit tranquillement ces mortifications, en attendant l'occasion de parler а Antoine, qui enfin lui ayant ordonnй dans un repas de dire publiquement le sujet qui l'avait amenй. « Les choses dont j'ai а vous parler, lui rйpondit Gйminius, ne pouvaient se traiter qu'а jeun. la seule que- je puisse vous dire, aprиs avoir bu comme en йtat de sobriйtй, c'est que tout irait bien si Clйopвtre s'en retournait en Йgypte. » Cette rйponse mit Antoine en colиre, et Clйopвtre dit а Gйminius qu'il avait bien fait de dire la vйritй avant -que la torture l'y forзвt. Gйminius, peu de jours aprиs, s'йtant dйrobй de la cour d'Antoine, reprit le chemin de Rome. Les flatteurs de Clйopвtre firent prendre le mкme parti а plusieurs autres amis d'Antoine, qui ne pouvaient plus supporter les outrages et les plaisanteries grossiиres qu'ils йprouvaient tous les jours. De ce nombre furent Marcus Silanus et l'historien Dellius. ce dernier mкme rapporte qu'il fut averti par le mйdecin Clausus des embыches que lui dressait Clйopвtre; il l'avait offensйe, en disant un soir а table qu'on leur donnait du vinaigre а boire, tandis que Sarmentus buvait а Rome le meilleur falerne. Sarmentus йtait un de ces jeunes gens qui servaient aux goыts infвmes de Cйsar, et que les Romains appellent dйlices.

LXVI. Cйsar eut а peine fini tous ses prйparatifs, que, par un dйcret du sйnat, il fit dйclarer la guerre а Clйopвtre, et фter а Antoine une autoritй qu'il avait dйjа abandonnйe а une femme. il dit mкme hautement qu'ensorcelй par les breuvages que Clйopвtre lui avait fait prendre, il avait perdu l'usage de sa raison ; que ce ne serait pas lui que les Romains auraient а combattre; mais l'eunuque Mardion, mais un Pothin, une Iras, coiffeuse de Clйopвtre, une Charmion, qui seuls dйcidaient des affaires de l'empire les plus importantes. La guerre fut prйcйdйe par plusieurs signes menaзants. La ville de Pisaure, colonie qu'Antoine avait йtablie sur la mer Adriatique, fut abоmйe dans le sein de la terre, qui s'entr'ouvrit. A Albe, une statue de marbre qu'on avait йrigйe a l'honneur d'Antoine fut, durant plusieurs jours, inondйe d'une sueur qu'on ne put point arrкter en l'essuyant. Pendant qu'il йtait а Patras, la foudre consuma le temple d'Hercule. A Athиnes, dans le lieu appelй la Gigantomachie', un tourbillon de vent enleva la statue de Bacchus, et la transporta dans le thйвtre. Or, Antoine rapportait son origine а Hercule, et se piquait d'imiter en tout Bacchus; il se faisait mкme appeler, comme on l'a dйjа dit, Bacchus le jeune. La mкme tempкte fondit а Athиnes sur les colosses d'Йumиne et d'Attalus, inscrits du nom d'Antoine; et ils furent les seuls renversйs entre un grand nombre d'autres. Il y eut sur la galиre amirale de Clйopвtre, qu'elle avait nommйe Antoniade, le signe le plus effrayant des hirondelles avaient fait leur nid sous la poupe; il en survint d'autres qui chassиrent les premiиres et tuиrent les petits.

LXVII. Lorsqu'on fut prиs de commencer la guerre, Antoine n'avait pas moins de cinq cents vaisseaux, parmi lesquels plusieurs йtaient а huit et а dix rangs de rames, tous aussi magnifiquement armйs que s'ils n'eussent dы servir qu'а la pompe d'un triomphe. Son armйe йtait de deux cent mille hommes de pied et de douze mille chevaux. Il avait sous ses ordres plusieurs rois ses alliйs; Bocchus qui rйgnait en Afrique; Tarcondйmus, dans la Cilicie supйrieure; Archйlaiis, dans la Cappadoce; Philadelphe, roi de Paphlagonie; Mithridate, de la Comagиne, et Adallas, de Thrace. Plusieurs autres princes, qui n'avaient pu s'y trouver en personne, lui avaient envoyй leurs troupes, tels que Polйmon, roi de Pont; Manchus, roi des Arabes; Hйrode, des Juifs; Amyntas, des Lycaoniens et des Galates. le roi des Mиdes lui-mкme lui avait envoyй un renfort considйrable. Cйsar n'avait que deux cent cinquante vaisseaux de guerre, quatre- vingt mille hommes de pied, et presque autant de cavalerie que les ennemis. L'empire d'Antoine s'йtendait depuis l'Euphrate et l'Armйnie jusqu'а la mer Ionienne et l'Illyrie. celui de Cйsar embrassait tous les pays situйs entre l'Illyrie et l'Ocйan occidental, et depuis cet Ocйan jusqu'aux mers d'Йtrurie et de Sicile; il renfermait encore la portion de l'Afrique qui regarde l'Italie, la Gaule et l'Ibйrie, jusqu'aux colonnes d'Hercule. la partie de l'Afrique qui s'йtend de la Cyrйnaпque а l'Йthiopie, obйissait а Antoine.

LXVIII. Mais il s'йtait rendu si dйpendant d'une femme, qu'avec une telle supйrioritй de forces de terre, il prйfйra de combattre sur mer, par le seul motif de plaire а Clйopвtre; et cela quand il voyait ses triйrarques, faute de rameurs, enlever, dans Dette Grиce dйjа si malheureuse, les voyageurs, les muletiers, les moissonneurs et les jeunes gens, sans pouvoir complйter les йquipages de ses vaisseaux, dont un grand nombre manquaient de matelots, et ne naviguaient que difficilement. Les vaisseaux de Cйsar n'avaient ni cette masse ni cette hauteur qui ne sont bonnes que pour l'ostentation; ils йtaient agiles, propres а toutes les manoeuvres, et fournis de tout abondamment. Il les tenait dans les ports de Tarente et de Brunduse, d'oщ il envoya dire а Antoine de ne plus perdre un temps prйcieux, mais de venir avec toutes ses forces, en lui offrant des rades et des ports oщ il aborderait sans obstacle, et lui promettant de se retirer, avec son armйe de terre, loin de la cфte d'Italie, de tout l'espace que fournit un cheval dans une course, jusqu'а ce qu'il eыt dйbarquй ses troupes en sыretй, et йtabli son camp. Antoine, pour rйpondre а cette bravade, lui proposa, quoique le plus vieux, un combat singulier, et lui fit dire que s'il s'y refusait, il n'avait qu'a se rendre dans la plaine de Pharsale pour y combattre en bataille rangйe, comme l'avaient dйjа fait Cйsar et Pompйe. Pendant qu'Antoine se tenait а l'ancre prиs du promontoire d'Actium, а l'endroit oщ est aujourd'hui la ville de Nicopolis, Cйsar le prйvint, et, traversant la nier Ionienne, alla s'emparer d'une petite ville du continent de l'Йpire, appelйe Toryne. Antoine paraissant troublй de cette nouvelle, parce qu'il n'avait pas encore son armйe de terre, Clйopвtre lui dit, en jouant sur ce mot. « Eh bien! qu'y a-t-il donc de si fвcheux que Cйsar soit assis а Toryne?

LXIX. Le lendemain а la pointe du jour, Antoine voyant les ennemis se mettre en mouvement, et craignant qu'ils ne vinssent s'emparer de ses vaisseaux, qu'ils trouveraient sans dйfenseurs, fit armer ses rameurs, qu'il plaзa sur les ponts, seulement pour la montre; et leur ayant ordonnй de faire sortir leurs rames des deux cфtйs des vaisseaux, il tint sa flotte au port d'Actium, la proue tournйe vers l'ennemi, pour lui faire croire que ses vaisseaux йtaient garnis de tout leur йquipage et disposйs а combattre. Cйsar, dupe de ce stratagиme, se retira. Antoine sut aussi lui couper adroitement l'eau, qui, dans tous les environs, n'йtait ni abondante ni bonne, et qu'il environna de tranchйes, pour empкcher l'ennemi d'aller en chercher. Il montra encore, contre l'avis de Clйopвtre, une grande gйnйrositй envers Domitius, qui, ayant la fiиvre, et s'йtant mis dans une chaloupe comme pour prendre l'air, passa du cфtй de Cйsar. Antoine, malgrй le chagrin qu'il eut de sa dйsertion, lui renvoya tous ses йquipages, ses amis et ses domestiques. Domitius, apparemment par une suite du remords que lui causa la publicitй donnйe а sa perfidie et а sa trahison, mourut trиs peu de temps aprиs. Deux des rois ses alliйs, Amyntas et Dйjotarus, le quittиrent aussi, et se rendirent auprиs de Cйsar. Antoine, а qui rien ne rйussissait, voyant que sa flotte n'arrivait pas assez tфt pour pouvoir lui кtre de quelque secours fut forcй de recourir encore а son armйe de terre. Canidius, qui la commandait, changeant d'avis а l'approche du danger, conseillait а Antoine de renvoyer Clйopвtre, et de se retirer dans la Thrace ou dans la Macйdoine, pour y combattre par terre ; car Dicomes, roi des Gиtes, promettait de lui amener un renfort considйrable. « Il ne peut y avoir de honte pour vous, ajouta-t- il, d'abandonner la mer а Cйsar, qui, dans la guerre de Sicile, s'est dйjа exercй aux combats maritimes; mais il serait fort йtrange qu'ayant l'expйrience la plus consommйe dans les combats de terre, vous rendissiez inutile la valeur de vos lйgions, en les dispersant sur des vaisseaux et y consumant sans fruit toute leur force. » Mais ces reprйsentations йchouиrent contre la volontй de Clйopвtre, qui fit dйcider qu'on combattrait sur mer; car dйjа elle songeait а la fuite, et avait clй son cфtй tout disposй, non pour contribuer а la victoire, mais pour s'assurer une retraite facile quand elle ne verrait plus de ressource.

LXX. Une longue chaussйe menait du camp d'Antoine а la rade oщ ses vaisseaux йtaient а l'ancre; c'йtait par lа qu'il allait, avec la plus grande sйcuritй, visiter sa flotte. Un domestique de Cйsar ayant dit а son maоtre qu'il serait facile d'enlever Antoine quand il passait sur cette chaussйe, Cйsar y plaзa des soldats en embuscade. ils furent si prиs de le prendre, qu'ils se saisirent de la personne qui marchait devant lui ; mais ils s'йtaient levйs trop tфt de leur embuscade, et. Antoine se sauva, non sans peine, en courant de toute sa force. Dиs qu'il fut dйcidй qu'on combattrait sur mer, il fit brыler tous les vaisseaux йgyptiens, а l'exception de soixante; et sur ses galиres les plus grandes et les meilleures, depuis celles а trois rangs de rames jusqu'а celles de dix, il plaзa vingt mille soldats lйgionnaires et deux mille hommes de trait. Un chef de bandes d'infanterie, qui avait combattu plusieurs fois sous les ordres d'Antoine, et dont le corps йtait criblй de blessures, le voyant passer, lui dit d'une voix douloureuse. « Eh! mon gйnйral, pourquoi, vous dйfiant de ces blessures et de cette йpйe, mettez-vous vos espйrances dans un bois pourri? Laissez les hommes d'Йgypte et de Phйnicie combattre sur mer, et donnez-nous la terre, sur laquelle, accoutumйs а tenir ferme, nous savons ou vaincre ou mourir. » Antoine ne lui rйpondit rien. il se contenta seulement de lui faire signe en passant de la tкte et de la main, comme pour l'encourager, et lui donner une espйrance qu'il n'avait pas lui-mкme; car ses pilotes ayant voulu laisser les voiles, il les obligea de les prendre et de les mettre sur les vaisseaux, « afin, leur dit- il, qu'il ne puisse йchapper а votre poursuite aucun ennemi. »

LXXI. Ce jour-lа et les trois suivants, l'agitation de la mer empкcha de combattre; mais le cinquiиme jour, la chute du vent ayant rйtabli le calme sur les eaux, les deux flottes s'avancиrent l'une contre l'autre. Antoine et Publicola йtaient а l'aile droite, Cйlius а la gauche; Marcus Octavius et Marcus .tustйius occupaient le centre. Cйsar avait donnй son aile gauche а Agrippa, et s'йtait rйservй la droite. Canidius commandait l'armйe de terre d'Antoine; Taurus, celle de Cйsar. toutes deux rangйes en bataille sur le rivage, s'y tenaient immobiles. Quant aux deux gйnйraux, Antoine, sur une chaloupe, parcourait ses lignes, exhortant ses soldats а profiter de la pesanteur de leurs vaisseaux, pour y combattre de pied ferme, comme sur la terre. il ordonnait aux pilotes de soutenir le choc des ennemis avec la mкme immobilitй que s'ils йtaient а l'ancre, et d'йviter les difficultйs qu'offrait aux vaisseaux l'issue du port. Cйsar, en sortant de sa tente avant le jour, pour aller visiter sa flotte, rencontra, dit-on, un homme qui conduisait un вne; il lui demanda son nom. Cet homme, qui le reconnut, lui dit qu'il s'appelait Eutychus, et son вne Nicon. Dans la suite, lorsqu'il fit orner ce lieu des becs des galиres qu'il avait prises, il y plaзa deux statues de bronze, dont l'une reprйsentait l'homme, et l'autre son вne.

LXXII. Cйsar, aprиs avoir examinй l'ordonnance de sa flotte, se transporta sur une chaloupe а l'aile droite, et vit avec surprise les ennemis se tenir dans le dйtroit, tellement immobiles, qu'on eыt dit, а les voir, qu'ils йtaient а l'ancre. Cйsar lui-mкme en fut si persuadй, qu'il tint les siens йloignйs de la flotte ennemie de la distance de huit stades. Il йtait la sixiиme heure du jour, et les soldats d'Antoine, qui souffraient impatiemment ces dйlais, et qui d'ailleurs avaient beaucoup de confiance dans la grandeur et la hauteur de leurs vaisseaux, profitиrent d'un vent lйger qui s'йleva de la mer, pour йbranler leur aile gauche. Cйsar, ravi de ce mouvement, fit reculer sa droite, afin d'attirer les ennemis plus loin du dйtroit, et de pouvoir avec ses vaisseaux, qui йtaient lйgers et agiles, envelopper et charger facilement les galиres d'Antoine, que leur grande masse et le dйfaut de rameurs rendaient pesantes et difficiles а mettre en action. Quand le combat fut engagй, on ne vit pas les vaisseaux se choquer et se briser les uns les autres. les navires d'Antoine, appesantis par leur grandeur, ne pouvaient fondre sur ceux des ennemis avec cette impйtuositй qui donne au choc tant de roideur et fait entr'ouvrir les vaisseaux; ceux de Cйsar йvitaient de donner de leur proue contre la proue des galиres ennemis, qui йtaient armйes d'un fort йperon d'airain; ils craignaient mкme de les charger en flanc, parce que leurs йperons se brisaient facilement, en quelque endroit qu'ils heurtassent ces gros vaisseaux, construits de fortes poutres carrйes, attachйes ensemble par des liens de fer. Cette bataille navale ressemblait donc а un combat de terre, ou plutфt au siйge d'une ville. Trois ou quatre galиres de Cйsar se rйunissaient pour attaquer un seul vaisseau d'Antoine, avec des йpieux, des piques, des espontons et des traits enflammйs; et les galиres d'Antoine faisaient pleuvoir des batteries de leurs tours une grкle de traits. Agrippa ayant йtendu son aile gauche pour envelopper Antoine, Publicola fut forcй de donner plus de largeur а sa droite, et par lа il se trouva sйparй du centre, dont les vaisseaux, dйjа pressйs par ceux que commandait Arruntius, furent encore plus troublйs par ce mouvement.

LXXIII. Le combat йtait encore douteux et la victoire incertaine, lorsque tout а coup les soixante vaisseaux de Clйopвtre, dйployant les voiles pour faire leur retraite, prirent la fuite а travers les galиres qui combattaient. comme ils йtaient placйs derriиre les gros vaisseaux d'Antoine, en passant au milieu des lignes ils les mirent en dйsordre. Les ennemis, qui les suivaient des yeux, les virent avec la plus grande surprise, poussйs par un bon vent, cingler vers le Pйloponnиse. Ce fut alors qu'Antoine, bien loin de montrer la prudence d'un gйnйra. ou le courage et mкme le bon sens le plus ordinaire, vйrifia ce que quelqu'un a dit en badinant. que l'вme d'un homme amoureux vit dans un corps йtranger. Entraоnй par une femme comme s'il lui eыt йtй collй, et qu'il fыt obligй de suivre tous ses mouvements, il ne vit pas plutфt le vaisseau de Clйopвtre dйployer ses voiles, qu'oubliant tout, qu'abandonnant, que trahissant ceux qui combattaient et mouraient pour lui, il monta sur une galиre а cinq rangs de rames, et, sans autres compagnons de sa fuite qu'Alexandre de Syrie! et Scellius, se mit а la suite d'une femme qui se perdait, et qui devait bientфt le perdre lui-mкme.

LXXIV. Clйopвtre, ayant reconnu son vaisseau, йleva un signal sur le sien. Antoine s'en йtant approchй, y fut reзu; et sans voir la reine, sans кtre vu d'elle, il alla s'asseoir seul а la proue, gardant le plus profond silence, et tenant sa tкte entre ses mains. Cependant les vaisseaux lйgers de Cйsar, qui s'йtaient mis а sa poursuite, ayant paru, Antoine commanda а son pilote de tourner la proue de sa galиre contre ces bвtiments, qui furent bientфt йcartйs. un Lacйdйmonien seul, nommй Euryclиs, s'attacha plus vivement а sa poursuite, et agitant de dessus le tillac une longue javeline, il cherchait а la lancer contre lui. Antoine s'avanзant sur la proue. « Quel est, dit-il, celui qui s'obstine si fort а poursuivre Antoine? — C'est moi, rйpondit le Lacйdйmonien, c'est Euryclиs, fils de Lacharиs, qui profite de la fortune de Cйsar pour venger, s'il le peut, la mort de son pиre. Ce Lacharиs, accusй d'un vol, avait eu la tкte tranchйe par ordre d'Antoine. Euryclиs n'ayant pu joindre la galиre, alla contre l'autre galиre amirale ( car il y en avait deux), et la heurta si rudement, qu'il la fit tournoyer; et l'ayant jetйe sur le cфtй, il la prit avec un autre vaisseau sur lequel il trouva une magnifique vaisselle de table. Dиs qu'Euryclиs se fut retirй, Antoine retourna s'asseoir dans la mкme posture et le mкme silence; il passa trois jours seul sur la proue, soit qu'il fыt irritй contre Clйopвtre, soit qu'il eыt honte de la voir; et il arriva au cap de Tйnare, oщ les femmes de Clйopвtre, leur ayant.mйnagй une entrevue particuliиre, finirent par leur persuader de souper et de passer la nuit ensemble.

LXXV. Un grand nombre de vaisseaux ronds, et plusieurs de leurs amis йchappйs de la dйfaite, s'йtant rassemblйs auprиs d'eux', ils apprirent que la flotte йtait perdue, mais qu'on croyait l'armйe de terre encore entiиre. A cette nouvelle, Antoine dйpкcha sur-le-champ des courriers а Canidius, pour lui porter l'ordre de se retirer en diligence dans la Macйdoine, et de passer de lа en Asie. lui- mкme, rйsolu de partir du cap de Tйnare pour l'Afrique, choisit un vaisseau de charge sur lequel йtaient des sommes d'argent considйrables, une grande quantitй de vaisselle d'or et d'argent, et d'autres meubles prйcieux qui avaient servi aux rois ses alliйs; il donna toutes ces richesses а ses amis, en leur disant de les partager entre eux, et de songer ensuite а leur retraite. Ils fondaient tous en larmes, et ne voulaient:pas accepter ses prйsents; mais il les consola d'un ton plein de douceur et d'amitiй, et les renvoya avec des lettres pour Thйophile, gouverneur de Corinthe, qu'il priait de veiller а leur sыretй, et de les tenir cachйs jusqu'а ce qu'ils eussent fait leur paix avec Cйsar. Thйophile йtait pиre de cet Hipparque qui, aprиs avoir eu le plus grand crйdit auprиs d'Antoine, fut le premier de ses affranchis qui passa dans le parti de Cйsar, et alla s'йtablir ensuite а Corinthe. Voilа ce qui eut lieu du cфtй d'Antoine.

LXXVI. Sa flotte se dйfendit longtemps devant Actium; mais enfin, violemment agitйe par les flots qui la battaient en proue, elle fut obligйe de cйder а la dixiиme heure. Il ne pйrit pas dans l'action plus de cinq mille hommes; mais il y eut, suivant le rapport de Cйsar lui-mкme, trois cents vaisseaux de pris. Le gros de la flotte ne s'йtait pas aperзu de la retraite d'Antoine, et ceux qui l'apprenaient ne pouvaient la croire, ni se persuader qu'un gйnйral eыt abandonnй dix-neuf lйgions et douze mille chevaux qui n'avaient encore reзu aucun йchec, et qu'il eыt pris lвchement la fuite, comme s'il n'eыt pas souvent йprouvй la bonne et la mauvaise fortune, et qu'il n'eыt pas une longue expйrience de ces vicissitudes si communes dans la guerre. Les soldats, qui dйsiraient fort son retour, et qui s'attendaient а chaque instant а le voir reparaоtre, montrиrent tant de fidйlitй et de courage, qu'aprиs mкme qu'ils ne purent plus douter de sa fuite ils restиrent sept jours entiers sans se sйparer, n'ayant aucun йgard aux ambassades que Cйsar leur envoyait pour les attirer а son parti. Enfin Canidius, qui les commandait, s'йtant dйrobй du camp pendant la nuit, ces troupes, abandonnйes et trahies par leurs chefs, se rangиrent du cфtй du vainqueur. Cйsar, aprиs sa victoire, fit voile vers Athиnes; et, ayant pardonnй aux Grecs, il fit distribuer le blй qui restait des provisions qu'on avait amassйes pour la guerre, а ces villes si misйrables, qui n'avaient plus ni argent, ni esclaves, ni bкtes de somme. J'ai entendu raconter а mon bisaпeul Nйarque que les habitants de Chйronйe avaient йtй forcйs de porter sur leurs йpaules, chacun, une certaine mesure de blй jusqu'а la mer d'Anticyre, pressйs а coups de fouet par des soldats; ils avaient dйjа. fait un premier voyage, et on les avait commandйs pour porter une seconde charge, lorsqu'on apprit la dйfaite d'Antoine. Cette nouvelle sauva notre ville; car а l'instant les commissaires et les soldats prirent la fuite, et les habitants partagиrent entre eux le blй.

LXXVII. Antoine ayant pris terre en Afrique, envoya Clйopвtre de Parйtonium en Йgypte, et se retira dans une vaste solitude, oщ il fut errant et vagabond, accompagnй seulement de deux amis, l'un Grec (c'йtait le rhйteur Aristocratиs), et l'autre Romain, qui йtait ce Lucius dont nous avons parlй ailleurs. qui, а la bataille de Philippes, pour donner а Brutus le temps de s'enfuir, se fit prendre par ceux qui poursuivaient ce gйnйral, en disant qu'il йtait Brutus, et qui, sauvй par Antoine, en frit si reconnaissant, qu'il lui garda la plus grande fidйlitй, et lui resta constamment attachй jusqu'а ses derniers moments. Lorsque Antoine apprit la dйfection du commandant а qui il avait confiй son armйe d'Afrique, il voulut se donner la mort ; mais ses amis l'en ayant empкchй, il se fit porter а Alexandrie, oщ il trouva Clйopвtre tout occupйe d'une entreprise aussi grande que hardie. Entre la mer Rouge et la mer d'Йgypte, est un isthme qui sйpare l'Asie de l'Afrique, et qui, dans sa partie la plus resserrйe entre les deux mers, n'a pas plus de trois cents stades. elle avait entrepris de faire transporter tous ses vaisseaux par cet isthme, de les rassembler dans le golfe Arabique avec toutes ses richesses et des forces considйrables, pour chercher а s'йtablir dans une terre йloignйe, oщ elle fыt а l'abri de la guerre et de la servitude. plais quand les Arabes qui habitent les environs de Pйtra eurent brыlй les premiers vaisseaux qu'elle avait fait ainsi traоner le long de l'isthme, voyant qu'Antoine comptait encore sur l'armйe qui йtait prиs d'Actium, elle abandonna son entreprise, et fit seulement garder les passages qui, pouvaient donner entrйe dans ses Йtats.

LXXVIII. Antoine ayant quittй Alexandrie et renoncй а tout commerce avec ses amis, fit construire une jetйe dans la mer prиs du Phare, et y bвtit une retraite, dans laquelle il se proposait de vivre loin de toute sociйtй. Il aimait et voulait imiter, disait-il, la vie de Timon, dont le sort avait йtй le mкme que le sien; l'йpreuve qu'il avait faite de l'ingratitude et de l'injustice de ses amis lui avait donnй de la dйfiance et de la haine contre tous les hommes. Ce Timon йtait un Athйnien qui vivait au temps de la guerre du Pйloponnиse, comme on le voit par les comйdies d'Aristophane et de Platon. qui le raillent sur sa misanthropie. Йvitant, repoussant mкme tout rapport avec les autres Athйniens, il recherchait Alcibiade, alors jeune et audacieux, et lui faisait beaucoup de caresses. Apйmantus, йtonnй de cette prйfйrence, lui en demanda la cause. « J'aime ce jeune homme, lui rйpondit Timon, parce que je prйvois qu'il fera beaucoup de mal aux Athйniens. » Apйmantus йtait le seul avec qui Timon fоt quelque sociйtй, parce qu'il avait а peu prиs le mкme caractиre, et qu'il menait le mкme genre de vie. Un des jours de la fкte des Choes, comme ils soupaient ensemble, Apйmantus dit а Timon. « Le bon souper que nous faisons ici, Timon! — Oui, rйpondit Timon, si tu n'en йtais pas. » Un jour d'assemblйe il monta sur la tribune. La nouveautй du fait, tenant tous les spectateurs dans l'attente de ce qu'il allait dire, lui attira le plus grand silence; alors prenant la parole. « Athйniens, dit-il, j'ai dans ma maison une petite place occupйe par un figuier, oщ plusieurs citoyens se sont dйjа pendus. comme je dois bвtir sur ce terrain, j'ai voulu vous en avertir publiquement, afin que si quelqu'un de vous a envie de s'y pendre, il se hвte de le faire avant que le figuier soit abattu. » Aprиs sa mort, il fut enterrй prиs du bourg d'Hales, sur le bord de la mer. Le terrain s'йtant йboulй en cet endroit, les flots environnиrent son tombeau, et empкchиrent qu'on ne pыt eu approcher. On y avait gravй l'inscription suivante Aprиs avoir fini ma course dйplorable, Je suis en paix ici. Ne cherchez point, passants, A connaоtre mon nom; vous кtes tous mйchants. Puissiez-vous donc pйrir d'une mort misйrable. On prйtend qu'il avait fait lui-mкme cette йpitaphe de son vivant. Celle qui court dans le publie est du poиte Callimaque. Je suis Timon, connu par ma misanthropie. J'habite ce tombeau. Passant, retire-toi. Maudis-moi, j'y consens pourvu que de ta vie Tu veuilles me jurer de n'approcher de moi. Voilа quelques traits, entre une foule d'autres, de la misanthropie de Timon.

LXXIX. Antoine apprit de Canidius lui-mкme la perte entiиre de son armйe d'Actium, et fut informй en mкme temps qu'Hйrode, roi des Juifs, qui commandait quelques lйgions et quelques cohortes, avait embrassй le parti de Cйsar; que les autres princes l'avaient йgalement abandonnй, et qu'aucun de ses alliйs du dehors ne lui йtait restй fidиle. Peu troublй de ces nouvelles, paraissant mкme charmй de renoncer а ses espйrances pour кtre dйlivrй de toute espиce de soins, il quitta sa retraite maritime, qu'il appelait la maison de Timon. Clйopвtre l'ayant reзu dans son palais, il remplit bientфt Alexandrie de festins, de dйbauches, et recommenзa ses prodigalitйs. Il inscrivit dans le rфle des jeunes gens le fils de Clйopвtre et de Cйsar, et donna а Antyllus, l'aоnй des fils qu'il avait eus de Fulvie, la robe virile, qui йtait une longue robe sans bordure de pourpre. Pendant les jours que dura cette cйrйmonie, ce ne fut dans toute la ville que jeux, que banquets, que divertissements. Ils supprimиrent leur sociйtй des Amimйtobies, et en formиrent une autre, sous le nom des Synapothanumиnes, qui ne le cйdait а la premiиre ni en mollesse, ni en luxe, ni en magnificence. Leurs amis entrиrent dans cette association, dont la premiиre loi йtait de mourir ensemble; et ils passaient toutes les journйes а faire bonne chиre, et а se traiter rйciproquement les uns les autres.

LXXX. Cependant Clйopвtre ramassait toutes sortes de poisons mortels, dont elle faisait l'essai sur des prisonniers condamnйs а mort. Ayant reconnu par ses expйriences que ceux dont l'effet йtait prompt faisaient mourir dans des douleurs cruelles, et que les poisons doux ne donnaient la mort que trиs lentement, elle essaya des bкtes venimeuses, et en fit appliquer en sa prйsence, de plusieurs espиces, sur diverses personnes. Aprиs avoir fait chaque jour de ces essais, elle reconnut que la morsure de l'aspic йtait la seule qui, sans causer ni convulsions ni dйchirements, jetait dans une pesanteur et un assoupissement accompagnйs d'une lйgиre moiteur au visage, et, par un affaiblissement successif de tous les sens, conduisait а une mort si douce, que ceux qui en йtaient piquйs, semblables а des personnes profondйment endormies, йtaient fвchйs qu'on les rйveillвt ou qu'on les fit lever. Ils envoyиrent nйanmoins en Asie des ambassadeurs а Cйsar. Clйopвtre, pour lui demander d'assurer а ses enfants le royaume d'Йgypte; Antoine, pour le prier, s'il ne voulait pas le laisser en Йgypte, de lui permettre de vivre а Athиnes en simple particulier. La mйfiance oщ les avait jetйs la dйsertion de leurs amis les obligea de lui dйputer Euphronius, le prйcepteur de leurs enfants; car Alexas de Laodicйe, а qui Timagиne avait procurй а Rogne la faveur d'Antoine, et qui avait plus de crйdit auprиs de lui qu'aucun autre Grec, qui йtait mкme le plus fort instrument dent se servоt Clйopвtre pour renverser les rйsolutions qu'Antoine formait quelquefois de retourner а Octavie. cet Alexas avait йtй envoyй vers Hйrode pour le retenir dans le parti d'Antoine; mais il trahit sa confiance, et demeura auprиs d'Hйrode, dont la protection lui inspira l'audace d'aller trouver Cйsar. cette protection lui fut inutile; Cйsar le fit jeter dans une prison, d'oщ il l'envoya chargй de fers dans sa patrie, en donnant l'ordre qu'on le fоt mourir. Ainsi Antoine, de son vivant, vit Alexas puni de sa trahison.

LXXXI. Cйsar rejeta la demande d'Antoine, et rйpondit а Clйopвtre qu'elle devait attendre de lui les conditions les plus favorables, pourvu qu'elle fоt mourir Antoine, ou qu'elle le bannоt de ses Йtats. En mкme temps, il lui envoya Thyrйus, un de ses affranchis, qui ne manquait pas d'intelligence, et qui, dйputй par un jeune empereur а une reine naturellement fiиre, et qui comptait si fort sur sa beautй, йtait capable de l'amener а faire ce que Cйsar, dйsirait. Thyrйus ayant eu avec Clйopвtre des entretiens plus longs que les autres personnes qui l'approchaient, et en йtant traitй avec beaucoup de distinction, devint suspect а Antoine, qui, aprиs l'avoir fait battre de verges, le renvoya а Cйsar, en lui йcrivant que Thyrйus l'avait irritй par son insolence et sa fiertй, dans un temps oщ ses malheurs le rendaient facile а s'aigrir. « Vous-mкme, ajoutait-il, si vous кtes offensй de ce que j'ai fait, vous avez auprиs de vous Hipparque, un de mes affranchis, que vous pouvez aussi faire battre de verges, afin que nous n'ayons rien а nous :reprocher. « Depuis ce moment, Clйopвtre, pour dissiper les soupзons d'Antoine et faire cesser ses reproches, lui tйmoigna plus d'affection que jamais. Aprиs avoir cйlйbrй, avec une simplicitй convenable а sa fortune prйsente, le jour anniversaire de sa naissance, elle surpassa pour celui d'Antoine l'йclat et la magnificence qu'elle avait mis dans toutes les fкtes prйcйdentes, en sorte que des convives qui йtaient venus pauvres au banquet, s'en retournиrent riches.

LXXXII. Agrippa йcrivit plusieurs fois а Cйsar de revenir а Rome, oщ l'йtat des affaires exigeait sa prйsence. Ce voyage fit diffйrer la guerre; mais aussitфt aprиs l'hiver Cйsar marcha contre Antoine par la Syrie, et ses lieutenants par l'Afrique. Ceux-ci s'йtant emparйs de Pйluse, le bruit courut que Sйleucus l'avait livrйe du consentement de Clйopвtre, qui, pour s'en justifier auprиs d'Antoine, lui remit la femme et les enfants de Sйleueus, afin qu'il les fоt pйrir. Cette reine avait fait construire, prиs du temple d'Isis, des tombeaux d'une йlйvation et d'une magnificence йtonnantes oщ elle transporta tout ce qu'elle avait de plus prйcieux, l'or, l'argent, les pierreries, l'йbиne, l'ivoire, le cinnamome; aprиs quoi elle fit remplir ces monuments de torches et d'йtoupes. Cйsar, qui craignait que Clйopвtre, dans un moment de dйsespoir, ne mоt le feu а tant de richesses, lui envoyait tous les jours de nouveaux йmissaires, pour lui promettre de sa part le traitement le plus doux; cependant il s'approchait d'Alexandrie, а la tкte de ses troupes. quand il y fut arrivй, et qu'il eut assis son camp prиs de l'Hippodrome, Antoine fit une sortie sur lui, et combattit avec tant de valeur, qu'il mit en fuite la cavalerie de Cйsar, et la poursuivit jusqu'а ses retranchements. Tout glorieux de cette victoire, il rentra dans le palais, embrassa Clйopвtre tout armй, et lui prйsenta celui de ses soldats qui avait donnй les plus grandes marques de courage. La reine, pour le rйcompenser, lui fit prйsent d'une cuirasse et d'un casque d'or. cet homme, aprиs les avoir reзus, dйserta la nuit suivante, et passa dans le camp de Cйsar. Antoine ayant envoyй dйfier une seconde fois Cйsar а un combat singulier, Cйsar rйpondit qu'Antoine avait plus d'un chemin pour aller а la mort. Cette rйponse fit faire rйflexion а Antoine que la mort qu'on trouve en combattant йtait la plus honorable qu'il pыt choisir. il rйsolut donc d'attaquer Cйsar et par terre et par mer. Le soir а souper, il commanda, dit-on, а ses gens de lui servir un excellent repas, parce qu'il ne savait pas si le lendemain ils seraient а temps de le faire, ou s'ils n'auraient pas passй а de nouveaux maоtres, et s'il ne serait pas lui-mкme rйduit а n'кtre qu'un squelette. Voyant ses amis fondre en larmes а ce discours, il leur dit qu'il ne les mиnerait pas а un combat, oщ il chercherait une mort glorieuse plutфt que la victoire et la vie.

LXXXIII. On prйtend qu'au milieu de cette nuit, pendant que la ville, saisie de frayeur dans l'attente des йvйnements, йtait plongйe dans le silence et la consternation, tout а coup une harmonie d'instruments de toute espиce, mкlйe de cris bruyants, de danses de satyres et de chants de rйjouissance, tels que ceux qui accompagnent les fкtes de Bacchus, se fit entendre au loin. il semblait que ce fыt une troupe bachique qui, aprиs s'кtre promenйe avec grand bruit et avoir traversй la ville, s'йtait avancйe vers la porte qui regardait le camp de Cйsar. а mesure qu'elle marchait, le bruit devenait plus fort, et elle йtait enfin sortie hors de la ville par cette porte. Ceux qui rйflйchirent sur ce prodige conjecturиrent que c'йtait le dieu qu'Antoine s'йtait toujours montrй le plus jaloux d'imiter, qui l'abandonnait aussi. Le lendemain, а la pointe du jour, il rangea son armйe de terre en bataille sur des hauteurs qui dominaient la ville, d'oщ il vit ses vaisseaux s'avancer en pleine mer contre ceux de Cйsar. Il attendit, sans faire aucun mouvement, pour voir quelle serait l'issue de cette attaque. mais lorsque ses galиres furent prиs de celles de Cйsar, elles les saluиrent de leurs reines; les galиres de Cйsar leur ayant rendu le salut, les autres passиrent de leur cфtй; et les deux flottes n'en faisant plus qu'une voguиrent ensemble, la proue tournйe contre la ville. Antoine, en mкme temps qu'il vit cette dйsertion, fut abandonnй de sa cavalerie; et son infanterie ayant йtй dйfaite, il rentra dans la ville, en s'йcriant qu'il йtait trahi et livrй par Clйopвtre а ceux qu'il ne combattait que pour l'amour d'elle.

LXXXIV. Cette princesse, qui craignit son emportement et son dйsespoir, s'enfuit dans le tombeau qu'elle avait construit; et ayant abattu la herse qui le fermait, et qui йtait fortifiйe par de bons leviers et de grosses piиces de bois, elle envoya porter а Antoine la nouvelle de sa mort. Antoine, qui la crut vraie, se dit а lui-mкme. « Qu'attends-tu de plus, Antoine? la fortune te ravit le «seul bien qui te faisait aimer la vie. » En disant ces mots, il entre dans sa chambre, dйtache sa cuirasse ; et aprиs l'avoir entr'ouverte. « Clйopвtre, s'йcria-t-il, je ne me plains pas d'кtre privй de toi, puisque je vais te rejoindre dans un instant; ce qui m'afflige, c'est qu'un empereur aussi puissant que moi soit vaincu en courage et en magnanimitй par une femme. » Il avait auprиs de lui un esclave fidиle, nommй Йros, а qui depuis longtemps il avait fait promettre qu'il lui donnerait la mort au premier ordre qu'il en recevrait. Йros, sommй de sa promesse, tire son йpйe, et se lиve comme pour frapper Antoine; mais, dйtournant la tкte, il s'en perce lui-mкme et tombe mort а ses pieds. « Brave Йros, s'йcrie Antoine, ce que tu n'as pas eu la force de faire sur moi, tu m'apprends, par ton exemple, а le faire moi-mкme. » En mкme temps il se plonge l'йpйe dans le sein, et se laisse tomber sur un petit lit. Mais le coup n'йtait pas de nature а lui donner une prompte mort; et le sang s'йtant arrкtй aprиs qu'il se fut couchй, il reprit ses sens, et pria ceux qui йtaient auprиs de lui de l'achever. mais ils s'enfuirent tous de sa chambre, le laissant s'йcrier et se dйbattre, jusqu'а ce que Diomиde, le secrйtaire de Clйopвtre, vоnt, de la part de cette princesse, pour le faire porter dans le tombeau.

LXXXV. Antoine, apprenant qu'elle vivait encore, demande instamment а ses esclaves de le transporter auprиs d'elle; et ils le portиrent sur leurs bras а l'entrйe du tombeau. Clйopвtre n'ouvrit point la porte; mais elle parut а une fenкtre, d'oщ elle descendit des chaоnes et des cordes avec lesquelles on l'attacha; et а l'aide de deux de ses femmes, les seules qu'elle eыt menйes avec elle dans le tombeau, elle le tirait а elle. Jamais, au I rapport de ceux qui en furent tйmoins, on ne vit de spectacle plus digne de pitiй. Antoine, souillй de sang et n'ayant plus qu'un reste de vie, йtait tirй vers cette fenкtre ; et, se soulevant lui-mкme autant qu'il le pouvait, il tendait vers Clйopвtre ses mains dйfaillantes. Ce n'йtait pas un ouvrage aisй pour des femmes que de le monter ainsi. Clйopвtre, les bras roidis et le visage tendu, tirait les cordes avec effort, tandis que ceux qui йtaient en bas l'encourageaient de la voix, et l'aidaient autant qu'il leur йtait possible. Quand il fut introduit dans le tombeau et qu'elle l'eut fait coucher, elle dйchira ses voiles sur lui, et, se frappant le sein, se meurtrissant elle-mкme de ses mains, elle lui essuyait le sang avec son visage qu'elle collait sur le sien, l'appelait son maоtre, son mari, son empereur. sa compassion pour les maux d'Antoine lui faisait presque oublier les siens. Antoine, aprиs l'avoir calmйe, demanda du vin, soit qu'il eыt rйellement soif, ou qu'il espйrвt que le vin le ferait mourir plus promptement =. Quand il eut. bu il exhorta Clйopвtre а s'occuper des moyens de sыretй qui pouvaient se concilier avec,son honneur, et а se fier а Proculйius plutфt qu'а aucun autre des amis de Cйsar. Il la conjura de ne pas s'affliger pour ce dernier revers qu'il avait йprouvй; mais au contraire de le fйliciter des biens dont il avait joui dans sa vie, du bonheur qu'il avait eu d'кtre le plus illustre et le plus puissant des hommes, surtout de pouvoir se glorifier, а la fin de ses jours, qu'йtant Romain, il n'avait йtй vaincu que par un Romain.

LXXXVI. En achevant ces mots, il expira, au moment mкme que Proculйius arrivait, envoyй par Cйsar; car aussitфt qu'Antoine, aprиs s'кtre frappй de son йpйe, eut йtй portй chez Clйopвtre, Dercйtйus, un de ses gardes, prit l'йpйe, et, la cachant sous sa robe, sortit secrиtement du palais, et courut chez Cйsar, а qui il apprit la mort d'Antoine en lui montrant l'йpйe teinte de sang. A cette nouvelle, Cйsar s'йtant retirй au fond de sa tente, donna des larmes а la mort d'un homme son alliй, son collиgue а l'empire, avec lequel il avait partagй les pйrils de tant de combats et le maniement de tant d'affaires politiques; appelant ensuite ses amis, et leur faisant la lecture des lettres qu'il avait йcrites а Antoine, et des rйponses qu'il en avait reзues, il leur montra qu'а des propositions toujours justes et raisonnables Antoine n'avait jamais rйpondu qu'avec beaucoup d'emportement et de fiertй. Alors il envoya Proculйius au palais, en lui recommandant de prendre, s'il lui йtait possible. Clйopвtre vivante. car, outre qu'il craignait la, perte des trйsors de cette reine, rien ne lui paraissait plus glorieux pour lui que de la faire servir d'ornement а son triomphe. Mais elle ne voulut pas se remettre entre les mains de Proculйius; elle eut seulement avec lui un long entretien а la, porte du tombeau, en dehors duquel se tenait Proculйius, et dont l'entrйe, fortement barricadйe en dedans, pouvait cependant donner passage а la voix. Dans cette conversation, Clйopвtre demanda le royaume d'Йgypte pour ses enfants; et Proculйius l'exhorta а mettre sa confiance en Cйsar, et а s'en rapporter а lui de tous ses intйrкts.

LXXXVII. Proculйius, qui avait bien observй les dispositions du lieu, en fit son rapport а Cйsar, qui envoya Gallus а Clйopвtre pour lui parler encore. Gallus, qui ne s'entretint avec elle qu'а travers la porte, ayant а dessein prolongй la conversation, Proculйius, pendant ce temps-lа, approcha une йchelle de la muraille, et entra par la mкme fenкtre qui avait servi aux femmes de Clйopвtre а introduire Antoine dans le tombeau; suivi de deux officiers qui йtaient entrйs avec lui, il descendit au bas de la porte, oщ Clйopвtre n'йtait attentive qu'а ce que lui disait Gallus. Une des femmes qui йtaient enfermйes avec elle les ayant vus. Malheureuse Clйopвtre, s'йcria-t-elle, vous voilа. prise vivante! » A ces mots la reine se retourne, et voyant Proculйius, elle veut se frapper d'un poignard qu'elle portait toujours а sa ceinture; mais Proculйius courant а elle, et la prenant entre ses bras. « Clйopвtre, lui dit-il, vous vous faites tort а vous-mкme, et vous кtes injuste envers Cйsar, а qui vous voulez фter la plus belle occasion de faire йclater sa douceur. vous donnerez lieu de calomnier le plus clйment des empereurs, en le faisant passer pour un homme sans pitiй, et implacable dans ses ressentiments. » En mкme temps il lui фte le poignard de la main, et secoue sa robe, pour s'assurer qu'elle n'y avait pas cachй de poison. Cйsar envoya auprиs d'elle Йpaphrodite, un de ses affranchis, qu'il chargea de la garder avec le plus grand soin, de veiller а ce qu'elle n'attentвt pas а sa vie, et de lui accorder d'ailleurs tout ce qu'elle pourrait dйsirer.

LXXXVIII. Cйsar entra dans Alexandrie, en s'entretenant avec le philosophe Arйus qu'il tenait par la main, afin que cette distinction singuliиre lui attirвt plus d'honneur et de respect de la part de ses concitoyens. Il se rendit au gymnase, et monta sur un tribunal qu'on avait dressй pour lui. cous les Alexandrins, saisis de frayeur, s'йtant jetйs а ses pieds, Cйsar leur ordonna de se relever. « Je pardonne, dit- il, au peuple d'Alexandrie toutes les fautes dent il s'est rendu coupable, premiиrement par respect pour Alexandre son fondateur; en second lieu par admiration pour la grandeur et la beautй de la ville; troisiиmement enfin, pour faire plaisir au philosophe Arйus, mon ami. » Tel fut le tйmoignage honorable qu'Arйus reзut de Cйsar. Ce philosophe lui demanda grвce pour plusieurs habitants, en particulier pour Philostrate, le plus habile des Philosophes de son temps а parler sans prйparation, mais qui se donnait faussement pour un disciple de l'Acadйmie. Cйsar, qui dйtestait ses moeurs, rejetait les priиres d'Arйus; mais Philostrate, couvert d'un manteau noir, et avec sa barbe blanche qu'il avait laissйe croоtre а dessein, suivait toujours Arйus, en lui rйpйtant ce vers: Les vrais sages toujours s'intйressent aux sages. Cйsar qui l'entendit, et qui voulut plutфt mettre Arйus а l'abri de la haine, que dйlivrer Philostrate de ses craintes, lui accorda sa grвce.

LXXXIX. Des enfants d'Antoine, Antyllus son fils aоnй, qu'il avait eu de Fulvie, fut livrй par Thйodore son prйcepteur, et mis а mort. les soldats lui ayant coupй la tкte, Thйodore prit une pierre de trиs grand prix que ce jeune homme portait au cou, et la cousit а sa ceinture. Il niait ce vol ; mais on trouva la pierre sur lui, et il fut attachй а une croix. Cйsar ayant fait mettre sous une sыre garde les enfants de Clйopвtre avec leurs gouverneurs, fournit honorablement а leur entretien. Cйsarion, qu'on disait fils de Cйsar, avait йtй envoyй par sa mиre en Йthiopie avec de grandes richesses, et de lа dans l'Inde. Son prйcepteur nommй Rhodon, digne йmule de Thйodore, lui persuada de s'en retourner а Alexandrie, oщ Cйsar, lui disait-il, le rappelait pour lui donner le royaume d'Йgypte. Comme Cйsar dйlibйrait sur ce qu'il devait faire de ce jeune homme, on prйtend qu'Arйus lui dit. Cette pluralitй de Cйsars n'est point bonne Cйsar le fit mourir peu ;de temps aprиs la mort de Clйopвtre. Plusieurs rois et plusieurs capitaines demandиrent le corps d'Antoine, pour lui rendre les honneurs funиbres. mais Cйsar ne voulut pas en priver Clйopвtre ; il lui permit mкme de prendre pour ses funйrailles tout ce qu'elle voudrait; elle l'enterra de ses propres mains, avec une magnificence royale.

XC. L'excиs de son affliction, et les douleurs qu'elle souffrait depuis que les coups dont elle s'йtait meurtrie avaient enflammй sa poitrine, lui ayant causй la fiиvre, elle saisit volontiers ce prйtexte pour ne point manger, et pouvoir, sans obstacle, se laisser mourir, en ne prenant point de nourriture. Elle avait pour mйdecin ordinaire Olympus, а qui elle communiqua son dessein, et qui lui donna ses conseils et ses secours, pour l'aider а se dйlivrer de la vie, comme il l'a consignй lui-mкme dans l'histoire qu'il en a йcrite. Cйsar, qui soupзonna ce qu'elle voulait faire, employa les menaces pour l'en dйtourner, en lui faisant tout craindre pour ses enfants. Ces menaces et ces craintes furent comme des batteries qui forcиrent sa rйsistance, et elle se laissa traiter comme on voulut. Peu de jours aprиs, Cйsar alla la voir pour lui parler et la consoler. il la trouva couchйe sur un petit lit, dans un extйrieur fort nйgligй. Quand il entra, quoiqu'elle n'eыt qu'une simple tunique, elle sauta promptement а bas de son lit, et courut se jeter а ses genoux, le visage horriblement dйfigurй, les cheveux йpars, tous les traits altйrйs, la voix tremblante, les yeux presque йteints а force d'avoir versй des larmes, et le sein meurtri des coups qu'elle s'йtait donnйs; tout son corps enfin n'йtait pas en meilleur йtat que son esprit. Cependant sa grвce naturelle, et la fiertй que sa beautй lui inspirait, n'йtaient pas entiиrement йteintes; et du fond mкme de cet abattement oщ elle йtait rйduite il sortait des traits pleins de vivacitй, qui йclataient dans tous les mouvements de son visage.

XCI. Cйsar l'ayant obligйe de se remettre au lit, et s'йtant assis auprиs d'elle, elle entreprit de se justifier, en rejetant tout ce qui s'йtait fait sur la nйcessitй des circonstances et sur la crainte que lui inspirait Antoine. Mais comme elle se vit arrкtйe sur chaque article, et convaincue par les faits mкmes, elle ne songea plus qu'а exciter sa compassion, et eut recours aux priиres, pour laisser croire qu'elle avait un grand dйsir de vivre. Elle finit par lui remettre un йtat de toutes ses richesses. Sйleucus, un de ses trйsoriers, lui ayant reprochй d'en cacher une partie, elle se leva, le saisit par les cheveux, et lui donna plusieurs coups sur le visage. Cйsar, qui ne put s'empкcher de rire de son emportement, ayant voulu la calmer. « N'est-il pas horrible, Cйsar, lui dit-elle, que lorsque vous avez daignй venir me voir et me parler dans l'йtat dйplorable oщ je me trouve, mes propres domestiques viennent me faire un crime d'avoir mis en rйserve quelques bijoux de femme, non pour en parer une malheureuse comme moi, mais pour faire quelques lйgers prйsents а votre sњur Octavie, et а Livie votre йpouse, afin de m'assurer par leur protection votre clйmence et votre boutй? » Ce discours fit plaisir а Cйsar, qui ne douta plus qu'elle n'eыt repris l'amour de la vie il lui donna tout ce qu'elle avait rйservй de ses bijoux; et aprиs lui avoir promis que le traitement qu'elle recevrait irait au delа mкme de ses espйrances, il la quitta, persuadй qu'il l'avait trompйe, mais йtant lui-mкme sa dupe.

XCII. Cйsar avait au nombre de ses amis un jeune homme de la plus haute naissance, nommй Cornйlius Dolabella, qui, sensible aux malheurs de Clйopвtre, lui avait promis, а sa priиre, de lui donner avis de tout ce qui passerait; il lui manda donc secrиtement que Cйsar, qui se disposait а s'en retourner par terre а travers la Syrie, devait la faire partir dans trois jours avec ses enfants. Sur cet avis, elle demanda et obtint de Cйsar la permission d'aller faire les effusions funиbres sur le tombeau d'Antoine. Elle s'y fit porter; et se jetant sur ce tombeau, en prйsence de ses femmes « Mon cher Antoine, s'йcria-t-elle, il y a peu de jours que je t'ai dйposй, avec des mains encore libres. dans ce dernier asile; aujourd'hui je viens faire ces libations sur tes tristes restes, captive et gardйe а vue, afin que je ne puisse dйfigurer par mes coups et par mes gйmissements ce corps rйduit а l'esclavage, et rйservй pour une pompe fatale, oщ l'on va triompher de toi. N'attends pas de Clйopвtre d'autres honneurs que ces libations funиbres. ce sont les derniиres qu'elle t'offrira, puisqu'on veut l'arracher d'auprиs de toi. Tant que nous avons vйcu, rien n'a pu nous sйparer l'un de l'autre; maintenant nous allons кtre йloignйs, par la mort, des lieux de notre naissance. Romain, tu resteras sous cette terre d'Йgypte; et moi, malheureuse, je serai enterrйe en Italie, moins malheureuse cependant de l'кtre dans les lieux oщ tu es nй. Si les dieux de ton pays ont quelque force et quelque pouvoir ( car les nфtres nous ont trahis), n'abandonne pas ta femme vivante; ne souffre pas qu'on triomphe de toi, en la menant en triomphe; cache-moi dans cette terre avec toi; laisse-moi partager ta tombe. des maux innombrables qui m'accablent, le plus grand, le plus affreux pour moi, a йtй ce peu de temps que j'ai vйcu sans toi. »

XCIII. Aprиs avoir ainsi exhalй ses plaintes, elle couronna le tombeau de fleurs, l'embrassa, et commanda qu'on lui prйparвt un bain. Quand elle l'eut pris, elle se mit а table, oщ on lui servit un repas magnifique, pendant lequel il vint un homme de la campagne qui portait un panier. Les gardes lui ayant demandй ce qu'il portait, le paysan ouvrit le panier, йcarta les feuilles, et leur fit voir qu'il йtait plein de figues. Les gardes ayant admirй leur grosseur et leur beautй, cet homme en souriant les invita d'en prendre; son air de franchise йcarta tout soupзon, et on le laissa entrer. Clйopвtre, aprиs le dоner, prit ses tablettes, oщ elle avait йcrit une lettre pour Cйsar, et aprиs les avoir cachetйes elle les lui envoya; ensuite ayant fait sortir tous ceux qui йtaient dans son appartement, exceptй ses deux femmes, elle ferma la porte sur elle. Lorsque Cйsar eut ouvert la lettre, les priиres vives et touchantes par lesquelles Clйopвtre lui demandait d'кtre enterrйe auprиs d'Antoine lui firent connaоtre ce qu'elle avait fait. il voulut d'abord courir а son secours; mais il, se contenta d'y envoyer au plus tфt pour voir ce qui s'йtait passй. La mort de Clйopвtre fut prompte; car les gens de Cйsar, malgrй leur diligence, trouvиrent les gardes а leur poste, ignorant encore ce qui venait de se passer. Ils ouvrirent les portes, et la trouvиrent sans vie, couchйe sur un lit d'or, et vкtue de ses habits royaux. De ses deux femmes, l'une, nommйe Iras, йtait morte а ses pieds; l'autre, qui s'appelait Charmion, dйjа appesantie par les approches de la mort, et ne pouvant plus se soutenir, lui arrangeait encore le diadиme autour de la tкte. Un des gens de Cйsar lui ayant dit en colиre. Voilа qui est beau, Charmion — Oui, rйpondit-elle, trиs beau, et digne d'une reine issue de tant de rois. » Aprиs ce peu de mots, elle tomba morte au pied du lit.

XCIV. On prйtend qu'on avait apportй а Clйopвtre un aspic sous ces figues couvertes de feuilles; que cette reine l'avait ordonnй ainsi, afin qu'en prenant des figues elle fыt piquйe par le serpent, sans qu'elle le vоt. mais l'ayant aperзu en dйcouvrant les figues. « Le voilа donc! s'йcria-t-elle; et en mкme temps elle prйsenta son bras nu а la piqыre. D'autres disent qu'elle gardait cet aspic enfermй dans un vase, et que l'ayant provoquй avec un fuseau d'or, l'animal irritй s'йlanзa sur elle, et la saisit au bras. Mais on ne sait pas avec certitude le genre de sa mort. Le bruit courut mкme qu'elle portait toujours du poison dans une aiguille а cheveux qui йtait creuse, et qu'elle avait dans sa coiffure. Cependant il ne parut sur son corps aucune marque de piqыre, ni aucune signe de poison; on ne vit pas mкme de serpent dans sa chambre. on disait seulement en avoir aperзu quelques traces prиs de la mer, du cфtй oщ donnaient les fenкtres du tombeau. Selon d'autres, on vit sur le bras de Clйopвtre deux lйgиres marques de piqыre, а peine sensibles. et il paraоt que c'est а ce signe que Cйsar ajouta le plus de foi; car, а son triomphe, il fit porter une statue de Clйopвtre dont le bras йtait entourй d'un aspic. Telles sont les diverses traditions des historiens. Cйsar, tout fвchй qu'il йtait de la mort de cette princesse, admira sa magnanimitй; il ordonna qu'on l'enterrвt auprиs d'Antoine, avec toute la magnificence convenable а son rang; il fit faire aussi а ses deux femmes des obsиques honorables. Clйopвtre mourut а l'вge de trente-neuf ans, aprиs en avoir rйgnй vingt-deux, dont plus de quatorze avec Antoine, qui avait а sa mort cinquante-trois ans, et, suivant d'autres, cinquante-six. Les statues d'Antoine furent abattues; mais celles de Clйopвtre restиrent sur pied. un certain Archibius, qui avait йtй un des amis de cette reine, donna mille talents а Cйsar, afin qu'elles n'eussent pas le mкme sort que celles d'Antoine.

XCV. Antoine laissa sept enfants de ses trois femmes. Antyllus, l'aоnй de ceux qu'il avait eus de Fulvie, fut le seul que Cйsar fit mourir; Octavie prit les autres, et les fit йlever avec les siens. Elle maria la jeune Clйopвtre, fille de la reine de ce nom, а Juba, le plus aimable de tous les princes. Elle procura au jeune Antoine, second fils de Fulvie, une si grande fortune, qu'aprиs Agrippa, qui tenait le premier rang auprиs de Cйsar, et aprиs les fils de Livie qui occupaient le second, il йtait le troisiиme en puissance et en crйdit. Octavie avait eu de Marcellus, son premier mari, deux filles et un fils, nommй aussi Marcellus, que Cйsar adopta et choisit pour son gendre. Il fit йpouser а Agrippa une des filles d'Octavie. Le jeune Marcellus йtant mort peu de temps aprиs son mariage, et Cйsar ne pouvant pas choisir facilement parmi ses amis un autre gendre qui mйritвt sa confiance, Octavie lui proposa de donner pour femme а Agrippa, qui rйpudierait sa fille, la veuve de Marcellus. Cйsar d'abord, et ensuite Agrippa, ayant agrйй cette proposition, Octavie reprit sa fille, qu'elle maria au jeune Antoine; et Agrippa йpousa la fille de Cйsar. Il restait deux filles d'Antoine et d'Octavie, dont l'une fut mariйe а Domitius Йnobarbus, et l'autre, nommйe Antonia, aussi cйlиbre par sa beautй que par sa vertu, йpousa Drusus, fils de Livie et beau-fils de Cйsar. De ce mariage naquirent Germanicus, et Claude, qui fut depuis empereur. Des fils de Germanicus, Caпus, aprиs un rиgne fort court, qu'il signala par sa dйmence, fut tuй avec sa femme et sa fille. Agrippine, qui de son mari Domitius Йnobarbus avait un fils nommй Lucius Domitius, йpousa en secondes noces l'empereur Claude, qui adopta le fils de sa femme, et le nomma Nйron Germanicus. C'est celui qui a rйgnй de nos jours, qui a fait pйrir sa mиre, et qui, par ses dйbauches et ses extravagances, a йtй sur le point de renverser l'empire romain. Il йtait le cinquiиme descendant d'Antoine.